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Précarités : extension du domaine de la clinique

Jean-Pierre MARTIN - Psychiatre, chef de service Hôpital Esquirol St Maurice (94)

Année de publication : 2002

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°9 – La psychiatrie publique en question – 2ème volet : Un héritage à réinventer (Septembre 2002)

La notion de précarité s’inscrit dans un élargissement des populations concernées qui dépasse les personnes à la rue de façon durable et les clochards. Elle est un concept social qui indique que la pauvreté et l’exclusion ne se limitent pas au « noyau dur » des errants.

L’approche clinique de l’errance, qu’elle concerne les sans-abri ou les personnes en rupture occasionnelle de domicile, amène en effet deux premiers constats :

–          la notion d’exclusion sociale par son caractère totalisant ne rend compte ni des différents processus à l’œuvre ni du moment où ils sont abordés dans l’itinéraire de la personne.

–          un grand nombre de sujets « inclus » mènent leur existence de façon extrêmement précaire et sont exclus de champs entiers de la vie sociale.

Nous sommes alors confrontés à des faits qui explicitent les ruptures avec l’environnement socio-familial, les différents moments de l’itinéraire du sujet ( il est fréquent, par exemple, de rencontrer des personnes qui alternent des séjours en hôtel de plusieurs jours avec des moments de galère dans la rue et des passages en foyers d’urgence ) et les situations d’insertion sociale précaires.

A partir d’une approche des errances extrêmes et des risques de « mort psychique » qu’elles entraînent, une réflexion sur la dimension clinique de la précarité sociale nous permet de constater que cette évolution s’est imposée dans les pratiques et le discours général de la plupart des intervenants engagés dans la lutte contre l’exclusion. Il nous semble qu’elle croise le débat de ces dernières années sur la gestion des risques1.

Il en résulte une série de questions :

S’agit-il d’une nouvelle tentative de masquer les causes réelles de la pauvreté par le déni des inégalités sociales et des rapports d’exploitation ? S’agit-il d’une nouvelle élaboration d’un discours de psychologisation de la misère qui traduirait l’échec d’efficience du sujet dans son adaptation aux évolutions de la société ? Nous pouvons interroger le nouvel intérêt pour les politiques de santé mentale dans une telle problématique.

Ce débat ouvre la question du rapport au politique. En effet les conditions sociales et culturelles façonnent le sujet dès sa conception et, dans cette perspective, la référence à la précarité de l’existence est déterminante dans la compréhension des avatars qui arrivent au sujet. Le terme – précarité – questionne le sens d’une altération symbolique du lien social alors que le terme – exclusion – le barre, tout comme, le mot – curabilité – s’oppose à – incurable -. Ce qui est précaire peut cesser de l’être alors que l’exclusion tend à fermer tout avenir.

Précarité et souffrance psychique font partie des mots qui permettent d’aborder l’indicible du trauma et de la perte.

La précarité extrême a révélé les errances catastrophiques et les modes d’existences marginales, dans lesquels le remaniement des investissements du sujet amène des ruptures symboliques graves de ses liens sociaux. Elle a mis en évidence la perte du sens des objets sociaux qui fondent la civilisation laissant au premier plan les défenses archaïques que sont le clivage mélancolique ou traumatique, et la récusation des institutions qui dénie la reconnaissance d’un besoin d’aide. Elle nous a sensibilisée à la réalité des itinéraires d’exclusion, sans tiers métaphoriques possibles autres que la rue.

Mais la précarité ordinaire apparaît dans les nouvelles approches de la clinique psychosociale à travers la critique des forçages de sens institutionnels appelés – urgence -.

Cette démarche ne concerne pas seulement la « fonction d’asile » décrite par Patrick Declerck avec ses lieux de passages qui sont souvent des lieux d’enfermement et d’objectivation de la réalité du clochard, reproduisant la violence qui est faite à ces sujets en souffrance.

Elle s’applique à tous les lieux sociaux ordinaires qui concourent à la protection sociale. Il est essentiel de percevoir ici la dimension collective de l’Autre qui concerne le rapport des précaires et des intervenants à la collectivité : chacun s’engage avec sa subjectivité et ses limites. C’est la présence de sujets ( errants ou partenaires ) différents qui fonde la continuité de la rencontre et son possible effet de symbolisation.

La précarité extrême ou ordinaire renvoient à la violence sociale vis à vis de ceux qui ne s’adaptent pas ou ratent leur insertion, de ceux qui rencontrent un trauma déstabilisant sur le mode : divorce, perte du logement, perte du travail, galère d’une solution d’urgence à une autre. Leurs itinéraires sont la réalité de la société, dans laquelle ces sujets fragilisés sont en permanence confrontés à la catastrophe du passage d’une identité d’insertion à une identité d’exclusion.

Cette précarité sociale dans toutes ses formes est le principal vecteur d’insécurité du sujet dans ses dimensions individuelles et collectives, elle est devenue l’enjeu d’une lutte entre ceux qui en font une nouvelle figure des « classes dangereuses » et ceux, dont nous sommes, qui en font une action publique de reconnaissance humaine et d’intégration à l’accès à la protection sociale commune.

Une réflexion clinique sur la précarité est emblématique de la crise de la psychiatrie de secteur, car le dispositif médico-administratif n’est pas intégré à une politique s’appuyant sur les expériences généralistes et préventives locales. La psychiatrie se retrouve ainsi dans un entre-deux constitué d’une part des soins spécifiques des pathologies et d’autre part d’une participation à la gestion des risques. L’approche clinique des différentes formes de précarité sociales nécessite aussi de revisiter le sens du secteur et de ce que peut être une politique de santé mentale basée sur un dispositif de psychiatrie publique généraliste intégré à la vie sociale.


Notes de bas de page

1 Cf article de Anne Golse

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