Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°77 – Révéler la nuit (juillet 2020) // Les rescapés d’une nuit enneigée

Les rescapés d’une nuit enneigée

Ariane JUNCA - Coresponsable du Projet frontière transalpine, Médecins du Monde Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Briançon

Année de publication : 2020

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°77 – Révéler la nuit (juillet 2020)

Médecins du Monde assure une permanence médicale au sein du Refuge solidaire de Briançon1 depuis son ouverture, en juillet 2017. Les données recueillies nous révèlent que la moitié des problèmes de santé, qui touchent un tiers des personnes accueillies, est évitable, car elle survient sur leur parcours entre la frontière et Briançon2. L’été, ces problèmes de santé sont pour la plupart d’ordre traumatique, comme c’était le cas pour un jeune homme qui a fait une chute de 40 mètres en fuyant les forces de l’ordre. Il en est sorti vivant, mais porteur de lourdes séquelles. L’hiver, ce sont les gelures, graves parfois, et les hypothermies, mortelles pour Tamimou, jeune Togolais mort sur le bord de la route, à mi-chemin entre Montgenèvre et Briançon, le 7 février 2019. Dans ce contexte, le soutien des maraudeurs est incontournable3. Professionnels de la montagne pour la plupart, passionnés ou amoureux pour les autres ou simplement humanistes, leur action depuis trois hivers déjà permet de sauver des vies et d’éviter des accidents graves4. En tant que soignants, nous apportons notre expertise en complémentarité des dispositifs existants.

En cette soirée déjà hivernale du jeudi 7 novembre 2019, nous sortons avec l’unité mobile de mise à l’abri. Depuis 17 h, de fins flocons tombent sur Briançon. L’atmosphère est froide et humide. Nous5 nous dirigeons jusqu’à Montgenèvre, à plus de 1 800 mètres d’altitude. Il n’est que 20 h, mais l’ascension est ubuesque. Sur le parking central de Montgenèvre, dans plus de 10 centimètres de neige, nous équipons le véhicule de ses chaînes. L’une d’entre nous profite de cette pause technique pour « se mettre à l’aise ». Elle tombe nez à nez avec deux jeunes hommes qui patientent dans les toilettes réchauffées de la station, à l’abri de la neige, du froid et du vent, en attendant une idée lumineuse ou une aide improbable : « Hello… We are here to help you. Don’t worry! Come on! » Après un rapide coup d’œil, nous les invitons à prendre un thé chaud et, sans trop attendre, nous montons dans le véhicule. J’évalue leur état de santé : « Des douleurs ? Aux mains, aux pieds ? Comment vous sentez vous ? » « Cold! But it’s ok », répondent-ils. Je prends leur température. Le thermomètre affiche 34,6 °C pour l’un, 35,2 °C pour l’autre. « On enchaîne ! » Nous descendons vers le refuge solidaire, et appliquons notre protocole de « réduction des risques » adapté à la situation : chauffage à fond, couverture de survie emballant les corps et chaufferettes aux mains dans des moufles achetées pour la mission. Nous arrivons au refuge sans interception des forces de l’ordre. Le souvenir de notre aventure de mai 2019 est encore brûlant malgré le froid. Des gendarmes, équipés tel le GIGN nous avaient interpellés devant l’entrée de l’hôpital, sous des prétextes fallacieux, alors que nous avions trois passagers dans le véhicule.

Ce soir-là, deux amis de nos passagers, l’un Afghan, l’autre Iranien sont arrivés au refuge par leurs propres moyens, deux heures avant nous. Nous leur demandons s’ils se trouvaient avec d’autres personnes dans le bus, avant la frontière. « Yes, maybe 2 or 3 black people », répondent-ils. Il est impossible de savoir s’ils sont descendus à Clavière6, s’ils ont été arrêtés par la Police aux frontières, ou s’ils sont quelque part dans la montagne. Il est 22 h 50. « C’est vrai, autant chercher une aiguille dans une botte de foin, mais on a bien trouvé ces deux jeunes, alors… » Nous remontons vers le col.

Arrivées à Montgenèvre, nous parcourons toutes les rues, cherchons dans tous les abris et endroits propices au répit. L’algéco servant de « zone d’attente » à la frontière est éteint. Rien ni personne. Et il neige des patoros (de très gros flocons), comme on dit dans les Alpes. Nos recherches sont vaines depuis près de deux heures. Il est plus d’une heure du matin, il fait – 3 °C. En quittant le village, nous découvrons des traces sombres dans la neige. Nous nous arrêtons. « On dirait qu’ils sont plus de trois ! » Nous suivons les traces, devant un immeuble, à l’abri d’un muret, au bord de la route, remontant vers la forêt, puis faisant demi-tour. Elles révèlent les hésitations du parcours. L’entrée d’un abri-poubelles est bloquée ; une poubelle, sur laquelle des pantalons sont étendus dans l’attente d’une chaleur impossible est mise en travers. Derrière, de grands yeux blancs surgissent. Nous nous présentons, les rassurons. Une seconde tête apparaît, plus inquiète encore que la première, puis deux autres, à moitié endormies. Nous les avons trouvés. Tout en chuchotant, nous les invitons à monter dans la voiture en guettant la venue de gendarmes. Les rescapés sortent de leur abri de fortune, ouvert aux vents et au froid. Un carton leur servait de matelas. Deux d’entre eux n’ont plus de chaussures, trempées. L’un est en sandales d’été, il a quitté ses chaussettes mouillées, gelées. Pendant le trajet, nous nous occupons d’eux. L’un d’entre eux a mal aux mains, il est déjà amputé de deux doigts. Un autre se plaint des pieds. Il est tétanisé par le froid, la peur, l’inquiétude, la douleur. Leur température est de 32,8 °C, « direction l’hôpital ». Si nous sommes interceptés par les gendarmes, j’ai assez d’indicateurs de gravité pour résister, empêcher toute interpellation, arrestation, renvoi en Italie pour eux et mise en garde à vue pour nous. Les urgences sont prévenues de notre arrivée. Les deux patients sont rapidement installés au chaud avec des bassines d’eau chaude bétadinées, une pour les mains et une autre pour les pieds. Nous amenons les deux autres passagers dont l’état est moins critique au refuge. Les soins peuvent y être assurés : réchauffement, réhydratation, restauration, réassurance, écoute. Il est 2 h 30 du matin.

Le lendemain, un des « survivants » de la veille me demande comment nous les avons trouvés. Je lui raconte alors ma récente expérience botswanaise, où le guide disait sans cesse : « Si tu veux trouver le lion, il te faut chercher ses traces. » « Ah ! Tu vois ! Tu as trouvé le lion ! », me dit-il dans un grand éclat de rire.

Notes de bas de page

Le Refuge solidaire de Briançon recueille les migrants qui viennent d’Italie en traversant la frontière par les cols. Ce refuge leurs permet de se reposer d’être soignés et nourris avant de continuer leur parcours migratoire.

L’unité mobile de mise à l’abri a été mise en place en mai 2019 par Médecins du Monde et Tous migrants. En six mois d’activité, elle a permis la mise à l’abri de 127 personnes (soit 23 % des arrivées au Refuge solidaire sur la même période). Sur ces 127 personnes, 10 (8 %) ont nécessité une orientation immédiate vers les urgences de l’hôpital de Briançon pour des hypothermies, des gelures, des problématiques infectieuses ou des pathologies chroniques préexistantes pour lesquelles la traversé a généré une décompensation.

Les maraudes sont organisées en partenariat avec l’association Tous migrants.

4 Le premier de ces accidents est survenu au cours de l’hiver 2015-2016. Un jeune homme a été amputé au niveau des pieds, victime de graves gelures en traversant les Alpes par le col de l’Échelle.

Une maraudeuse, ma partenaire de Tous migrants, et moi-même, accompagnées d’une équipe de journalistes ce soir-là.

Situé à 2 km de la frontière, côté italien.

Publications similaires

La psychiatrie «trouée» par l’action sociale

politique publique - psychosocial - psychiatrie publique - précarité

Pierre GAUTHIER - Année de publication : 2000

Les personnes exilées à la frontière : quand la violence ricoche sur les soignants

violence - agression - frontière - frontière - permanence d'accès aux soins de santé (PASS) - épuisement professionnel - exil - souffrance psychique - vulnérabilité