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Les noctambules du métro

Odile MACCHI - Sociologue, responsable du pôle Sciences sociales, Pôle observatoire Samu social de Paris, Paris

Année de publication : 2020

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°77 – Révéler la nuit (juillet 2020)

Les observations et analyses présentes dans cet article sont issues d’une enquête menée de décembre 2018 à août 2019 sur les personnes sans-abri présentes dans le métro. Commandée par la Régie autonome des transports parisiens (RATP) et cofinancée par le conseil régional d’Île-de-France, celle-ci a inclus des entretiens, des observations, un recensement et un questionnaire, réalisés au cours des maraudes du Recueil social1.

Toutes les nuits, vers 1 h 30 du matin les jours de semaine et 2 h 30 le week-end, le poste central de sécurité de la RATP reçoit des dizaines d’appels d’agents signalant, à l’issue de leur tour de station préalable à la fermeture du réseau, la présence d’un ou de plusieurs « PSIE2 », c’est-à-dire principalement les sans-abri venus s’abriter dans le métro. Selon les politiques des lignes, la saison, les nécessités de service ou l’existence de situations comportant des risques particuliers, ces sans-abri peuvent être invités à sortir ou simplement signalés. La maraude de nuit du Recueil social se charge d’en conduire une partie dans des centres d’hébergement, dans la limite des places disponibles, et de la volonté des personnes de s’y rendre.

Au total, ce sont environ 300 personnes en moyenne qui passent la nuit dans le métro. Elles étaient 291 dans la nuit du 7 au 8 février 2019 lors de la Nuit de la solidarité3, chiffre qui s’accorde avec celui des signalements des agents en fin de service. Ces centaines de personnes, qui peuvent être différentes d’une nuit à l’autre et représentent l’une des franges les moins visibles des populations vivant dans la rue constituent-elles une sous-population spécifique de sans-abri, différentes de celles que l’on croise de nuit sur la voie publique et trouvant dans le réseau métropolitain des ressources qu’elles ne pourraient trouver ailleurs ?

Journal de terrain, 29 août 2019,  1 h 30, station République4 

Quai de la ligne 8, direction Créteil, avec Pierre et Julien, agents du Recueil social. Un groupe de jeunes sort de la rame. L’un d’eux pleure, le ton monte, le groupe s’arrête à l’entrée du quai. Tous parlent fort, une dispute est en cours. Vers le milieu du quai, Xavier, 77 ans, grand et fin, casquette verte sur la tête est debout devant le rebord carrelé sur lequel il a posé ses sacs pour la nuit. Il est en pleine conversation avec un homme de petite taille, vêtu d’une chemise blanche, d’un pantalon de costume noir et de mocassins. Pierre précise que cet homme vient rendre visite à Xavier chaque soir et lui tient compagnie avant qu’il ne s’installe pour la nuit, à la fermeture de la station. Plus loin sur le quai, Pierre se penche pour discuter avec un jeune homme au visage rond, allongé, pieds nus, la tête posée sur un sac en tissu. Guillaume, tee-shirt blanc, jeans et baskets, un habitué de République connu de tous les services du Recueil fait les cent pas le long du quai, une Amsterdam Maximator à la main, bière bon marché très alcoolisée, attendant lui aussi la fermeture de la station pour dormir. Sur sa trajectoire, un corps recouvert intégralement d’une couverture bleu nuit à étoiles blanches, puis un homme sur le dos, pieds nus, que Julien n’a jamais vu auparavant.

À République, comme dans les autres grandes stations, les heures qui précèdent la fermeture offrent le spectacle du passage d’un monde à l’autre. Les uns se sont couchés avant la fermeture, les autres discutent entre eux pour passer le temps qui les sépare du calme de la station fermée. Ceux qui sont installés dans le métro de jour comme de nuit côtoient ceux qui s’y laissent enfermer pour la nuit. Les voyageurs désertent peu à peu les quais, les derniers sortent des dernières rames par vagues pour rentrer chez eux ou rejoindre les lieux festifs qui entourent la place de la République. Monde terrestre et monde souterrain cessent de se mélanger. Une fois les derniers voyageurs partis, la fonction de transport du métro est mise entre parenthèses. Apparaissent avec plus d’évidence ses usages secondaires, qui, le jour, s’expriment de façon plus discrète et sont masqués par les déplacements des voyageurs. Ils sont liés à la satisfaction des besoins vitaux de ceux que la saturation ou l’inadéquation des centres d’hébergement laisse sans solution à l’orée de la nuit.

La station de RER Charles-de-Gaulle – Étoile, elle, est connue pour accueillir chaque nuit un nombre important de personnes. Véritable dortoir souterrain, elle dégage une atmosphère sereine et abrite des femmes et des hommes, habitués et nouveaux-venus, jeunes et vieux. D’aucuns veillent tandis que d’autres dînent ou dorment. Qu’ils connaissent ou non leurs voisins de banc, les usagers de la nuit apprécient la sécurité et la convivialité de cette station très fréquentée de nuit, connue pour fournir un environnement le plus souvent tranquille et à l’abri du froid.

Sur la même ligne de RER, à l’autre bout de la ville, la station Nation attire elle aussi bon nombre de sans-abri parisiens. À l’image des quartiers qui les surplombent, les deux stations jouissent de réputations différentes, celle de l’Est parisien étant considérée comme moins confortable et plus dangereuse que sa voisine de l’Ouest. Les habitués des grandes stations décrivent leur préférence pour l’une ou l’autre en fonction des espaces sociaux qu’elles constituent.

Pourtant, au-delà des quelques grandes stations qui regroupent une part importante de ceux qui dorment dans le métro, un bon nombre de petites stations accueillent chaque nuit des personnes isolées. Les 291 personnes rencontrées lors de la Nuit de la solidarité l’ont été dans 252 stations différentes, signe d’un grand éparpillement sur l’ensemble du réseau. Pour certaines femmes, par exemple, la présence de plusieurs personnes dans la même station la nuit est synonyme de danger et non, comme pour Christelle à Charles-de-Gaulle, de sécurité. Elles préfèrent s’isoler dans une petite station, avec l’assurance de ne pas être dérangées pendant la nuit5. D’autres encore privilégient la station de leur quartier d’origine, qui leur permet de maintenir un même ancrage géographique et assure une continuité avec la vie d’avant la perte du logement. Certaines, enfin, nouvellement à la rue, s’engouffrent dans une station comme seul abri connu et se retrouvent là, sans repère ni matériel pour affronter la nuit.

 Journal de terrain, 5 février 2019,   2 h 25, station Charles-de-Gaulle – Étoile 

Passées les grilles de l’entrée Wagram, nous arpentons rapidement les couloirs jusqu’au quai du RER A, direction Saint-Germain-en-Laye. Une voix résonne dans les couloirs – un marmonnement inaudible, mais vigoureux, comme un trait rythmé de basson que Paul, agent du Recueil social reconnaît immédiatement comme émanant de Christian. Le quai d’en face offre la vision d’une longue bande de sacs de couchage aux couleurs contrastées, un alignement de corps couchés sur l’étroit rebord de marbre blanc qui parcourt tout le quai et tient lieu de banc le jour, de lit la nuit. Certains ont des valises, au sol ou sous leur tête, d’autres, rien. Assis entre deux dormeurs, Christian se raconte dans une langue que lui seul peut comprendre. De temps à autre, un « La ferme, Christian ! » pétarade d’un sac de couchage. Sur les voies et au bout du quai, des hommes en tenues orange s’affairent autour des rails, des armoires électriques, manient l’arc à souder, déplacent des matériaux. Bruits métalliques. On avance sur le quai. Un homme est debout, navigue entre ses sacs de courses remplis. « Tu vas bien, Ahmed ? Ça fait longtemps… Je te croyais à Auber, tu viens ici maintenant ? » Ahmed a changé de station, il préfère passer la nuit à Étoile, désormais. Il n’a besoin de rien. Un peu plus loin, Christine, 34 ans, est dans son sac de couchage, la tête appuyée contre le mur du kiosque à journaux ; elle envoie des SMS. Paul lui propose d’aller dormir au centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (Chapsa), mais elle préfère aller dans des structures de jour pour se laver, manger, laver ses vêtements et dormir dans le métro la nuit, où elle se sent en sécurité grâce à la présence de connaissances de rue qui l’ont orientée vers ce lieu. Derrière un habitacle fermé qui abrite une boutique, une apparition : un homme jovial, rougeaud fait griller trois steaks dans une poêle, sur un réchaud à gaz. Près de lui, un vélo équipé de deux paires de sacoches pleines. Deux gros sacs de courses et d’autres, plus petits. Il répond à l’ensemble de nos questions par des pirouettes, il arrive de loin, apparemment. Nous n’en saurons pas plus.

Déserté par ses voyageurs, et soumis à d’autres régulations sociospatiales, le réseau métropolitain devient dortoir, salle à manger, lieu de convivialité, et les stations qui le composent sont traversées de dynamiques et de modes d’appropriation divers, liés au parcours biographique et aux ressources cherchées par celles et ceux qui les occupent. Loin de constituer un espace homogène qui regrouperait des personnes aux profils similaires, les stations de métro s’apparentent alors aux diverses zones d’une ville souterraine, distinctes par les usages qui y ont cours, l’atmosphère qui y règne et les habitués qui leur donnent vie.

Notes de bas de page

1 Rapports édités faisant référence à ce travail : Macchi, O. (2019). Les sans-abri présents dans le métro parisien. Parcours, usages, interactions. (Projet financé par la RAPT, le conseil régional d’Île-de-France et le Samusocial de Paris). Paris : Observatoire du Samusocial de Paris ; Lebugle, A. et l’équipe de l’enquête SARR. (2020) [avec la participation de Macchi, O. et Potier, G.] Les sans-abri présents dans le réseau de la RATP : résultats de l’enquête SARR. Paris : Observatoire du Samusocial de Paris.

Acronyme en usage pour désigner les « personnes stationnant indûment dans les espaces ».

Les Nuits de la solidarité consistent en un décompte des personnes en situation de rue. Ces opérations sont menées par la Ville de Paris, en collaboration avec de nombreux partenaires.
Beyne, L.P., Molinier, M., Pierre-Marie, E., Moreau, É (dir.), Benoît, V. (dir). (2019, décembre). Les personnes en situation de rue à Paris la nuit du 7-8 février 2019. Analyse des données issues du décompte de la 2e édition de la Nuit de la Solidarité (p. 17). Paris : Atelier parisien d’urbanisme (Apur).

4 Les observations qui suivent sont issues de l’enquête menée de décembre 2018 à août 2019. Macchi, O. (2019, septembre). Les sans-abri présents dans le métro parisien. Parcours, usages, interactions. Paris : Observatoire du Samusocial de Paris.

5 Sur les différentes stratégies d’évitement de l’espace public : Maurin, M. (2017, mai). Femmes sans abri : vivre la ville la nuit. Représentations et pratiques. Les Annales de la recherche urbaine, (112), 136-148.

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