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Traumatisme et résilience

Boris CYRULNIK - Neuropsychiatre, Toulon

Année de publication : 2018

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°69-70 – Soigner le traumatisme ? (décembre 2018)

Rhizome : Comment qualifieriez-vous le traumatisme ?
Boris Cyrulnik : À la base, ce terme renvoie à une métaphore inspirée du monde chirurgical. Freud, comme de nombreux psychologues et psychiatres, s’est basé sur ce constat pour en faire une métaphore psychologique. « Un événement peut effracter le Moi », disait Freud ; que ce soit une déchirure ouverte ou une déchirure fermée. Or cette métaphore a été combattue pendant très longtemps, y compris par des médecins ; pendant la guerre de 1914-1918, notamment, ils refusaient en effet de croire que des soldats rentraient traumatisés du front et pensaient qu’ils simulaient une souffrance pour ne pas aller se battre contre les Allemands. C’était donc les ennemis de l’intérieur. La réponse thérapeutique adaptée à cette représentation culturelle était ce qu’ils appelaient « le torpillage » : elle consistait à envoyer des chocs sur le dos ou sur la cuisse du traître, du lâche, pour le forcer à repartir au combat. Quand j’étais externe à Paris, dans les années 1960, j’ai encore vu des chefs de service qui torpillaient des « faux paralysés ».

Rhizome : Aujourd’hui il y a consensus sur le fait que des événements peuvent blesser une personne, et donc appeler une réponse d’ordre thérapeutique. Avez-vous été témoin de cette évolution ?
Boris Cyrulnik : Je fais partie d’une époque où il nous a été demandé, en tant que praticien, de choisir notre camp entre la psychanalyse ou la pharmacie. Ce choix n’était pas théorique, mais idéologique, c’est-à-dire que ceux qui choisissaient le divan détestaient la pharmacie, et inversement. Je crois que ce mode de raisonnement en savoir fragmenté nous permet d’acquérir un diplôme, mais, en tant que praticiens, nous avons besoin d’avoir un savoir intégré, et non fragmenté. Je pense que quand le savoir est cloisonné, nous arrivons toujours à cette posture presque idéologique, voire totalitaire. En ce sens, toute théorie qui se prétend totalement explicative est une théorie totalitaire. Le mot résilience a provoqué un virage épistémologique parce qu’avant cette époque, nous étions beaucoup trop déterministes. Tout au long de mes études, j’ai appris les théories de l’hérédodégénérescence portées par Bénédict Augustin Morel, qui ont été la source des théories nazies. Cela nous était enseigné à la faculté. Aujourd’hui, nous nous rendons compte, surtout avec les découvertes de l’épigenèse, que ces théories étaient à la source d’une réduction incroyable et qu’elles avaient un potentiel criminel. Cette évolution a été le résultat d’un véritable combat scientifique et idéologique. Les neurosciences permettent actuellement de voir que cette métaphore correspond à un mécanisme. Une émotion trop forte bouleverse, altère le fonctionnement cérébral. Les neurosciences confirment tout à fait la métaphore psychologique.

Rhizome : Comment caractériser aujourd’hui « socialement » ce que peut être un événement traumatique ?
Boris Cyrulnik : La définition actuelle parle de l’imminence de la mort. Je pense que ce n’est pas une bonne explication, puisque le mot mort prend beaucoup de temps pour devenir « adulte » chez le sujet. C’est effectivement quand un enfant est âgé de 7 ou 8 ans que sa maturation cérébrale permet les connexions synaptiques, c’est-à-dire que le lobe frontal, qui permet l’anticipation, se connecte au système limbique, qui permet la mémoire et l’émotion. La représentation de la mort devient alors possible et « adulte » lorsque le sujet atteint la capacité neurologique de donner un sens aux choses et d’avoir une représentation du temps. Nous constatons qu’il existe effectivement une inégalité dans la manière où les traumatismes sont vécus, à partir du moment où ils surviennent, selon le développement, les histoires et le contexte culturel de chacun. Les déterminants font que certains parmi nous vont par exemple être traumatisés par la mort de leur chat alors que d’autres vont traverser des événements incroyables sans être traumatisés. À partir de ce constat, il me semble difficile d’établir une causalité linéaire ou des barèmes d’évaluation du traumatisme.

Rhizome : Il serait donc vain de recourir à une échelle de traumatisme ?
Boris Cyrulnik : Sur le plan théorique, pour comprendre l’évaluation clinique, je crois qu’il faut distinguer les facteurs de protection et les facteurs de résilience. Les facteurs de protection, que certains appellent ressources, sont assimilés dans notre mémoire biologique au cours de notre développement, notamment au cours de nos interactions précoces. Cela fait référence aux trois derniers mois de la grossesse et jusqu’à l’apparition de la parole, on va dire jusqu’au vingtième mois. Pendant les interactions dites « précoces », il y a un bouillonnement synaptique. À cette période, tout événement est forcément désorganisateur, donc on peut dire traumatisant. Tout au long de cette période critique et sensible du développement de l’enfant, celui-ci peut être facilement traumatisé. Néanmoins, l’événement traumatique peut être facilement récupéré grâce au bouillonnement synaptique qui se produit.

Les facteurs de protection sont acquis très précocement grâce à la stabilité affective de la niche sensorielle, et ce, avant l’apparition de la parole. Lorsqu’un enfant possède eu une niche sensorielle stable, fiable, il aura confiance en lui. Par exemple, si l’enfant est confronté à l’absence de sa mère, il ne sera pas traumatisé car il aura confiance en lui et il aura donc la capacité de la remplacer en créant, par exemple, un dessin en attendant qu’elle revienne, qu’il lui donnera à son retour. L’enfant va donc inventer un dessin qui représentera un symbole, donc sa mère et son effet sécurisant. Je paraphrase ici Winnicott. Dans cet exemple, le sujet a acquis un facteur de protection à partir d’un petit facteur de créativité, parce que la stabilité affective a imprégné une confiance en soi dans sa mémoire biologique. Il y a des enfants qui acquièrent des facteurs de protection plus rapidement que d’autres. Il existe peut-être un déterminant génétique, même si l’épigenèse montre actuellement que ces déterminants, même génétiques, ne sont pas inexorables. D’abord acquis précocement, les facteurs de protection le sont ensuite par l’aptitude à la parole. Lorsqu’un enfant parle, dessine bien, il saura énoncer et expliquer ce qui ne va pas en cas de difficulté. Il pourra donc provoquer, chercher en lui-même la base de sécurité pour déclencher à ce coup-ci un facteur de résilience.

La définition de la résilience fait référence à la reprise d’un nouveau développement après un fracas traumatique. Cette définition est très simple et logique. La difficulté réside dans le fait de découvrir les facteurs de résilience. Nous sommes donc obligés de cesser de raisonner en termes dualistes et de causalité linéaire, comme nous l’avons appris à l’Université et avec la culture cartésienne. Nous devons nous entraîner ici à raisonner en termes systémiques. Nous parlerons donc d’un sujet blessé. Celui-ci doit nécessairement être blessé par définition, suite à un trauma physique, verbal ou social – tels que la guerre ou la précarité sociale –, pour que nous puissions parler de résilience. Une représentation verbale, telle que l’affirmation « Tu vas mourir », peut provoquer une modification du système cérébral. Toutefois, si nous laissons le sujet seul sans que celui-ci puisse élaborer son trauma, ou le travailler affectivement, psychologiquement, verbalement et socialement, alors nous le laissons prisonnier de son trauma, qui sera de plus être amené à évoluer. Nous l’inscrivons ainsi sur le tapis roulant du syndrome psychotraumatique. Si, à l’opposé, nous sécurisons la personne et nous l’aidons à faire un travail de représentation verbale après l’avoir sécurisée, nous ne modifions certes pas le trauma, mais nous en transformons sa représentation. Donc, la personne blessée reçoit le décès d’un proche, son expulsion, sa maladie, mais elle n’est pas prisonnière du passé, puisqu’elle peut modifier la connotation affective du trauma.

Rhizome : Quels vont être les facteurs essentiels de résilience ?
Boris Cyrulnik : Dans l’ordre d’apparition nécessaire, nous retrouvons le soutien, puis le sens. Le soutien fait que nous devons d’abord sécuriser un blessé préverbalement. À ce sujet, la prise en charge des événements traumatiques, tels que des attentats ou des catastrophes naturelles, s’est beaucoup développée. De ce fait, il y aura de plus en plus de psychotraumatismes, mais nous saurons mieux déclencher un processus de résilience.
Cependant, il a pu m’arriver d’être scandalisé, voire choqué en tant que praticien par le comportement de certains psychologues ou thérapeutes, aux formations variées, lors de ces événements. En effet, certains passaient parmi les blessés en disant : « Il faut parler tout de suite parce que sinon, vous allez transmettre le trauma et à la troisième génération, ça fera un psychotique. » Je trouve cela un peu absurde et criminel. En effet, certaines personnes traumatisées éprouvent le besoin de parler tout de suite, mais n’éprouvent pas forcément le besoin de parler de leur trauma. Elles éprouvent toutefois le besoin de parler, dans le sens où la parole a une fonction bien plus affective qu’informative. À titre d’exemple, parler à un bébé, c’est bien le sécuriser. Le premier temps est donc constitué par le soutien préverbal, soit le fait de proposer un café, de la présence et de tendre un carnet d’adresses en précisant : « Pour l’instant vous ne pouvez pas parler, vous serrez les dents parce que vous êtes traumatisé. Un jour vous aurez besoin de parler. Voilà un carnet d’adresses, choisissez. » Dans ces situations, si les personnes veulent parler d’un match de foot, c’est important d’en parler. Ce qui est essentiel, c’est que les personnes aient le choix de parler comme de se taire, de serrer les dents et de ne pas parler de ça. Si nous forçons une personne à parler, le risque est que cela participe à rajouter une source verbale au traumatisme et, par conséquent, à l’aggraver. Parler ce n’est donc pas réciter le traumatisme. Il s’agit d’élaborer, soit d’ajouter une autre source verbale à la mémoire suite à la source verbale du trauma.

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