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Reconnaître et agir sur la dimension sociale du trouble

Nicolas CHAMBON - Sociologue, Responsable de la recherche Orspere-Samdarra, Centre Max Weber, Université Lyon II, Lyon

Année de publication : 2017

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°65-66 – Apprendre le rétablissement (Décembre 2017)

Je m’intéresse ici à ce que le concept de rétablissement produit sur le terrain d’intervention de l’observatoire auprès des intervenants sociaux et en santé mentale, des pouvoirs publics et ce que les personnes concernées disent de leur propre rétablissement1. Cette terminologie – pouvant apparaître comme conceptuellement labile – se diffuse rapidement en France et paraît répondre au besoin de qualifier un sens communément partageable de l’intervention, notamment entre intervenants sociaux, en santé, (pair) aidants, et personnes concernées. Mais l’ambiguïté conceptuelle, corrélée à des arguments d’ordre pragmatique (une certaine efficacité selon des critères objectivables), éthique, est aussi ce qui permet à ses promoteurs de se réclamer d’un nouveau paradigme2, une sorte d’orientation générale dans laquelle certaines théories et certaines pratiques d’ordre clinique peuvent ou « doivent » s’inscrire. C’est là ma manière de contribuer à la caractérisation de ce concept : le rétablissement nous invite à reconnaître et à agir sur la dimension sociale du trouble3.

Pour Marcel Gauchet et Gladys Swain4, l’institution totale et close qu’était l’asile avait vocation à confiner l’individu mais aussi à offrir un espace permettant de renouer des liens sociaux rompus. Le soin dont l’individu faisait l’objet se réalisait alors dans une institution subordonnant le point de vue thérapeutique à la gestion collective. Mais l’asile a été en partie un échec. Voici ce que les deux auteurs écrivent : «  Quoi qu’on fasse, la singularité subjective résiste, inaltérable, à la dissolution au sein de l’entité collective, à tel degré que l’effort pour la nier […] n’aboutit, à l’inverse, qu’à privatiser et isoler encore davantage les personnes5. »

Avec la transformation de la psychiatrie durant la fin du 20ème siècle, il s’agit moins de se préserver du « fou » en le mettant au ban, à l’asile, mais de faire en sorte d’agencer des dispositifs, dans la cité, susceptibles d’accueillir des personnes avec des troubles de santé mentale. Leur vie devient une préoccupation sociale et sociétale. L’inscription sociale est alors une problématique d’ordre pratique pour les personnes concernées, car non-réglée par un projet institutionnel fort, là où pour les dispositifs d’assistance ou de soin elle se thématise par la perspective de l’inclusion sociale.

Causes et conséquences sociales du trouble

Cette considération peut paraître de l’ordre de l’évidence : pour les patients interrogés, l’avènement du trouble psychique a des conséquences néfastes concrètes. Et si le concept du rétablissement, en tant que tel, n’est pas leur préoccupation, ils sont concernés par les conséquences pratiques du trouble psychique sur leur quotidien et les manières d’y faire face. Le trouble isole. De plus en plus d’associations, de collectifs, tels que les Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) proposent ainsi de nombreuses activités à leurs membres, sans que la maladie, la pathologie ou le trouble ne soient au centre de ces activités.

D’ailleurs, je parle ici de conséquence. Mais y-aurait-il forcément des causes médicales et des conséquences sociales ? La caractérisation de ce qui est problématique d’un point de vue social ou psychique se constitue à travers des parcours de soin et d’assistance, parfois de manière confuse. Quand j’interroge l’un de ces patients sur sa pathologie, sur son annonce et sur sa réaction à ce moment-là, il me confie qu’en fait il n’en a pris connaissance que par le biais d’un certificat médical pour obtenir l’Allocation aux Adultes Handicapés (AAH). Comme la qualification de ce qui est du registre du psychique ou du social est embarrassante pour les professionnels et les chercheurs6, elle est aussi soumise à interprétation chez les personnes concernées par le trouble. Voici ce que me répond une personne, alors qu’elle évoque sa première hospitalisation et que je lui demande ce qui s’est passé : « je vivais seul mais je n’avais pas de vie sociale, j’étais complétement désocialisé parce que j’avais pas de travail, j’avais pas d’amis homme, femme, comment dire, j’avais pas de vie sociale non plus à côté, je travaillais pas donc. J’avais un logement que ma mère m’avait trouvé mais ce n’était pas une vie quoi je tournais en rond quoi… » L’isolement est commun à toutes les personnes interrogées. Pour « se rétablir », il leur faut alors recréer des liens : c’est aussi ce sur quoi les personnes concernées et les aidants peuvent concrètement agir.

Les collectifs rencontrés qui se réclament du rétablissement entretiennent une certaine ambiguïté dans le rapport entre rétablissement, guérison et soin. Des personnes qui entendent des voix peuvent considérer cette caractéristique comme un don. Et quand bien même cette particularité peut être en lien avec ce qu’il conviendrait d’appeler un traumatisme, la perspective de son traitement uniquement médical apparait insatisfaisante. En déviant d’une caractérisation exclusivement en termes de pathologie, évoquer le processus de rétablissement d’une personne c’est agir tout autant sur les dimensions sociales et psychiques du trouble. Il s’agit moins d’une affaire d’expertise pour les caractériser a priori que de viser pratiquement à un mieux-être, par différents moyens, non proprement médicaux. Ceci posé, ce concept nous permet de repenser l’articulation entre fait psychique et fait social.

Clinique psycho-sociale et rétablissement

Si articuler question sociale et psychique était au fondement de l’Orspere à sa création en 1996, on peut faire l’hypothèse que ce concept vient réactualiser ce lien, qui était alors rattaché à des champs délimités, avec leurs expertises qu’il s’agissait de partager. Jean Furtos et Valérie Colin écrivent que « les travaux de l’Orspere proposent de légitimer le champ d’une clinique psychosociale définie par la prise en compte, des professionnels, d’une souffrance psychique qui apparaît sur les lieux du travail social (au sens large), avec ses caractéristiques propres7. » Jean Furtos soutenait alors : « reconnaître la pertinence de la clinique psychosociale et sa paradoxalité est l’une des réponses : elle nécessite des psychiatres (et des psys au sens large) bien formés à la psychodynamique, à la relation, et à une compréhension de ce qui se joue dans un environnement social pas toujours suffisamment bon8 ». Au-delà du soin de psychopathologies, le psychiatre est donc, sous certaines conditions déterminantes, l’intervenant tout indiqué pour soigner les problèmes de santé mentale.

Qu’est-ce qu’il y a de « nouveau » par rapport à cette proposition ? On peut aujourd’hui s’accorder sur le fait que le concept de santé mentale s’est lui aussi grandement diffusé, tout comme la thématique de souffrance psychosociale. Nier les conséquences sur la santé mentale de l’existence précaire n’est plus d’actualité. Les problématiques de santé mentale débordent de toute part. Et c’est une litote de l’écrire comme tel aujourd’hui : la psychiatrie est saturée. D’un autre côté, des programmes institutionnels sont contrariés par la multiplication des formes de vulnérabilités sociales. La dimension sociale n’est pas soluble dans un champ, fusse-t-il celui de la précarité.

En conséquence, ce n’est plus uniquement le clinicien qui distribue ce qui relève du psychisme et du social, ce sont aussi d’autres acteurs, qu’ils soient intervenants sociaux, proches, ou même personnes concernées par le trouble… La souffrance psychique apparaît alors de plus en plus massive, que ce soit dans les structures d’hébergement d’urgence, d’insertion, pour demandeurs d’asile, mais aussi dans les entreprises, chez les étudiants, les agriculteurs… Il y aurait comme une injonction à agir au plus vite. Et si le rétablissement était alors une sorte de clinique psychosociale, ou plutôt un mode d’intervention mélioriste qui répond à une demande pratique (et urgente ?) de chercher à atteindre un mieux-être ? Au regard de ce changement de perspectives, voici quelques axes thématiques et problématiques qui nous animent aujourd’hui à l’Orspere-Samdarra.

Métiers et pratiques

Finalement, peu importe que le trouble en santé mentale soit la cause ou la conséquence de la vulnérabilité sociale, il participe du même phénomène, celui du surgissement – à cet endroit problématique – de la personne dans sa singularité. La mobilisation du concept de rétablissement vient alors heurter les frontières et les fondements de certains métiers. Des formations sur les « pratiques orientées rétablissement » sont dispensées avec l’objectif de transformer en profondeur les postures professionnelles. Alain Ehrenberg caractérise un « nouvel esprit du soin9 » permettant aux personnes atteintes de troubles psychiques de développer leurs capacités. Et corrélativement à la diffusion du concept de rétablissement, la puissance publique promeut le développement des Conseils Locaux de Santé Mentale (CLSM), avec l’objectif d’articuler au mieux les différentes structures et professionnels d’un territoire au sujet des prises en charge en santé mentale. La mise sous le sceau de la personne oblige en effet à un redéploiement des types d’interventions autour de celle-ci sur un mode beaucoup moins hiérarchique. C’est aussi la place de l’autorité médicale qui est amenée à évoluer dans les nouveaux dispositifs qui se réclament du concept de rétablissement.

Il vient aussi bousculer les frontières et les champs scientifiques, en remettant en cause le dualité entre social et médical. Il s’agirait donc d’instituer un problème, potentiellement traitable et réévaluable, à l’échelle de la personne, d’ajuster l’individu à son environnement et vice-versa. L’expérience de la personne associe de fait les différentes dimensions de ce qui se présente à elle comme étant un problème. Mais comment prendre en compte justement l’expérience de la personne et en révéler les potentialités ? Si nous l’entendons à l’Observatoire comme une perspective d’enquête, de manière pratique il s’agit déjà d’une préoccupation pour de nombreux acteurs qui œuvrent au développement et à la professionnalisation des médiateurs-pairs, mettre la personne au centre du dispositif pouvant nécessiter justement des médiations.

Se rétablir en personne

La descente en singularité du cadre d’action induit aussi d’avoir une personne d’autant plus actrice et adhérente au programme proposé. Ce cadre engage à disposer des compétences, comme celle de savoir rechercher des ressources, ou savoir se faire accompagner pour aller les rechercher.

Sur quoi agir ? Chacun a ses stratégies. L’un a déménagé pour « ne pas rechuter », un autre évite certains bars. Le processus de rétablissement serait alors une sorte d’apprentissage.  Enfin une autre personne affirme : « Je me suis dit : il faut que je me rétablisse et le rétablissement il vient d’abord par l’engagement de soi-même à comprendre la maladie et vivre sereinement comme tout le monde. » Mais qu’est-ce que vivre comme tout le monde ? Par qui la norme est-elle définie ? Est-ce qu’il faudrait que tout un chacun ait un travail ? Un logement ? Et si le rétablissement était justement cette capacité à devoir se confronter à une norme, même médicale, comme ce patient qui me confie les stratégies qui sont les siennes, notamment le fait de se présenter comme allant mieux pour que son médecin réduise les doses de son traitement.

Libéralité et (r)établissement

Avec la saturation de la psychiatrie et pour des raisons politico-organisationnelles, il y aurait une alliance objective entre la puissance publique, intéressée par la baisse des coûts que laissent supposer les nouveaux dispositifs se réclamant de ce concept et les acteurs qui se mobilisent pour proposer des alternatives aux hospitalisations. La teneur libérale du concept n’est pas sans susciter des controverses pour certains professionnels attachés à un modèle de santé. Camille Viet questionne : « À mesure que le rétablissement sur la scène sociale intéresse et mobilise, l’intérêt pour le soin et la psychopathologie ne risque-t-il pas d’être rabattu sous le couvert d’une marchandisation du soin et d’un climat de concurrence entre techniques10 ? »

Si cette critique s’entend dans un contexte où les réorganisations perpétuelles des services et structures ont des effets néfastes pour leurs membres, il ne faudrait pas, en convoquant cet argument, nier les aspirations des personnes concernées par le trouble à vouloir vivre comme les autres, sans devoir se conformer à certains modèles qu’ils soient médicaux ou sociaux. Même si on appréhende un individu, cela engage aussi des autres sur des modes d’attachement potentiellement affectifs et électifs et qui s’inscrivent peut-être moins dans un groupe déterminé a priori (la famille par exemple). Mais la multiplication des dispositifs ad hoc, forcément innovants et performants selon des critères auto-définis sera-t-elle suffisante pour faire face à la massification de la souffrance psychique ?

Des individus exclus du projet ?

Pour finir, interrogeons-nous sur ce que cette perspective pourrait produire comme nouvelles formes d’exclusion. D’une part, au regard de ce que je viens de problématiser, que faire de celles et ceux pour qui l’étayage social est interdit ? Je pense notamment aux migrants avec des problématiques administratives, public aveugle de certains programmes orientés rétablissement, les projets de certaines personnes ne pouvant être reconnus (comme celui de rester en France). D’ailleurs, et c’est là un effet extrêmement paradoxal, l’absence de perspective d’inclusion sociale peut inversement conduire à surinvestir l’espace thérapeutique, qui peut alors difficilement s’envisager sur un mode autre que victimaire.

En plus d’une exclusion dite sociale, n’y aurait-il pas des laissés pour compte des politiques à destination d’« individu-projet » comme il y en a (eu) liés à l’absence de « demande » dans le soin ? Si les projets de rétablissement ont une dimension beaucoup plus large que ceux d’insertion ou de soin, il n’en demeure pas moins qu’ils demandent aux personnes des capacités à pouvoir se projeter dans l’avenir. Que faire alors pour celles et ceux qui dérogent à l’ordre du projet et de la capacité  ?

Notes de bas de page

1 À travers la participation à la recherche Représentations, stratégies et redéfinition identitaire dans le processus de rétablissement (voir encadré). Ce que j’avance ici est volontairement indépendant d’un axe problématique de l’étude sur les corrélations entre « pathologies  » et stratégies de rétablissement. Cet article ne doit pas s’entendre comme une critique du concept mais comme un cadre problématique qui anime aujourd’hui l’Orspere-Samdarra, alors que justement nous participons à des projets se réclamant du rétablissement.

2 Par exemple ici : Estecahandy, P. et al. (2015). Le rétablissement. L’exemple du programme français « Un chez-soi d’abord ». Empan, 2 (98), 76-81.

3 Et donc rajouter cet aspect, en sus de l’aspect clinique et personnel à la proposition de l’article précédemment cité, 77-78.

4 Gauchet, M. et Swain, G. (2007). La Pratique de l’Esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique. Paris : Gallimard.

5 Ibid., 161.

6 Borelle, C. (2017). « C’est uniquement social ». Sur la production d’un dualisme social/psychiatrique en sciences sociales et dans le travail ordinaire de la psychiatrie. Politix, 1(117), 201-222.

7 Colin, V. et Furtos, J. (2005). La clinique psychosociale au regard de la souffrance psychique contemporaine. Dans M. Joubert et C. Louzoun, Répondre à la souffrance sociale. Érès, 100.

8 Furtos, J. (2000). Epistémologie de la clinique psychosociale (la scène sociale et la place des psys). Pratiques en santé mentale, (1), 23-32.

9 Ehrenberg, A. (2016). Santé mentale  : quel cadre de réflexion pour quelle action ? Esprit, 12, 29.

10 Veit, C. (2017). Vers un modèle de l’usager auto-entrepreneur de sa santé mentale ?  Research in Psychoanalysis, 2 (24), 125.

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