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Se retirer pour survivre

René ROUSSILLON - Psychanalyste Professeur émérite de psychopathologie clinique Université Lumière Lyon II Lyon

Année de publication : 2017

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°64 – Ces morts qui existent (Juin 2017)

Je commencerais par rappeler que l’expérience et la pratique psychanalytique montrent que quand un sujet ne peut plus endurer une expérience subjective à laquelle le défilé de son histoire le confronte, quand donc il rencontre une impasse dans l’intégration de cette expérience, il peut avoir recours à une forme de retrait subjectif pour « survivre » à l’expérience traumatique que cela représente.

Les formes de retrait hors de la subjectivité sont de diverses sortes, la forme la plus connue, mais aussi peut-être celle qui concerne le moins les cliniques de la précarité et de l’extrême qui nous occupent, est le refoulement.

Le refoulement est un processus de retrait « interne », intrasubjectif, le sujet retire de sa conscience, de sa simple conscience, les contenus qu’il ne peut pleinement intégrer dans sa subjectivité consciente. Le refoulement s’exerce au sein du principe de plaisir/déplaisir, il est aménagé pour éviter un certain déplaisir et maintenir un primat du plaisir.

Au-delà du refoulement plus la clinique psychanalytique s’est aventurée sur les rives des formes de souffrances narcissiques dans lesquelles le sentiment d’identité se trouve aussi affecté, et plus d’autres formes de retrait ont pu être explorées et décrites. Dans ces tableaux cliniques là, le sujet est confronté à une expérience au delà du principe du plaisir, c.-à-d. une expérience n’ayant pas entrainé de satisfaction ni sur le moment ni dans les répétitions actuelles par lesquelles il tente d’intégrer l’expérience. Il développe une économie de « survie » plus qu’une économie de vie et pour survivre il a dû se retirer de l’expérience, se retirer de lui-même, se retirer de sa vie ou d’une partie de celle-ci.

Une forme de retrait de la subjectivité plus radicale consiste donc à ne pas seulement retirer une expérience subjective de la conscience mais de l’ensemble de la subjectivité donc de l’ensemble du Moi y compris donc de la partie inconsciente. Pour désigner cette forme de retrait plus profond de subjectivité j’ai proposé le terme de clivage au Moi (au Moi-sujet) dans la ligne profilée par Freud du clivage du Moi qui concerne une déchirure de la subjectivité, au sein de la subjectivité et non un retrait, un clivage, hors de la subjectivité, hors du Moi.

Les solutions ainsi évoquées concernent des mécanismes de retrait s’exerçant au sein de l’économie intrapsychique, elles ont des effets sur le comportement mais ceux-ci sont des conséquences des mécanismes de retrait intrasubjectif.

L’attention portée aux formes de souffrances qui utilisent la scène sociale comme arène de leur processus de retrait ou de solution à l’impasse existentielle à laquelle la vie les confronte, a conduit à envisager d’autres formes de retrait et d’autres stratégies mises en place comme tentative de solution et d’issue à l’impasse.

Pour bien comprendre ces processus de retrait de la scène sociale il faut évoquer différents processus.

Tout d’abord il ne faut pas perdre de vue ce qui se produit avant le décrochage social, ce qui produit le vécu d’impasse existentielle, le vécu traumatique – le traumatisme psychique étant précisément défini comme une situation que le sujet ne peut endurer, à laquelle il ne peut fournir de solutions psychiques adéquates. Dans la majorité des situations le sujet a tenté de faire face à ce à quoi il était confronté, il a lutté pour ne pas avoir a disparaître de la scène pour endurer l’angoisse de cette disparition. Winnicott a proposé le concept « d’agonie psychique » pour désigner le vif de ces expériences subjectives, « agon » signifie en grec la lutte, la lutte finale, la lutte contre la mort psychique, le retrait de subjectivité.

Mais la situation dont le sujet a dû se retirer pour survivre, celle qui portait l’agonie psychique, ne disparaît pas avec le retrait, elle disparaît du présent, de l’actualité du sujet, mais elle reste inscrite dans la psyché comme toutes les expériences significatives. Et les traces qu’elle a laissées sont susceptibles d’être réactivées soit en raison de poussées intégratives internes liée à la compulsion de répétition qui représente une contrainte d’intégration « au delà du principe du plaisir », soit en raison de réactivation en lien avec les situations rencontrées dans le présent, dans l’actualité de la vie du sujet, soit dans l’alliance des deux, l’actualité du sujet venant renforcer la menace d’activation interne des traces traumatiques.

Cette dernière remarque fournit l’hypothèse nécessaire pour comprendre les formes du retrait social. Quitter la scène sociale de sa vie, quitter les ambitions qui se jouent sur celle-ci, quitter les systèmes de relation qui mettent le sujet en impasse et à l’agonie, donc quitter tous les aspects de la vie sociale susceptibles de réveiller l’expérience agonistique, « fuguer » donc représente une ultime tentative de survie psychique, une ultime tentative pour localiser dans le socius la scène de l’agonie. En quittant les situations sociales habituelles, celles qui peuvent réactiver les vécus d’échec et d’impasse, le sujet tente de se soustraire à la menace de réactivation des traces traumatiques qu’elles portent potentiellement.

Cependant ce retrait social porte un prix, car si la fugue, manifeste ou masquée, permet de survivre et de tenter de se maintenir quand même comme sujet de sa vie, donne l’illusion de reprendre la maîtrise de sa vie, son indépendance, elle doit se payer du prix de tout ce que donne l’inscription sociale. Quand on intègre les expériences subjectives auxquelles la vie nous confronte on s’intègre, quand on s’intègre on se fait reconnaître comme sujet, on reste dans les circuits d’échanges nécessaires à notre économie psychique. Si on se désintègre on est menacé de perdre cette reconnaissance, c’est le paradoxe d’un processus qui, pour assurer la survie du sujet, menace d’entraîner la perte du statut de sujet, du statut d’un sujet reconnu comme tel, présent dans les circuits d’échanges et de partages symboliques de la vie sociale.

C’est sans doute l’une des tâches du travail social et des travailleurs sociaux actifs sur la scène de la réinsertion sociale des sujets retirés de celle-ci, que de tenter de maintenir le statut de sujet, la dignité de sujet, à ceux qui sont dans cette forme de « mort sociale », de continuer de leur permettre de continuer d’exister dans la psyché, dans la considération du groupe social, de tenter de leur permettre de conserver ou de leur rendre une place au sein du socius. C’est peut-être d’ailleurs, si ce n’est l’essentiel de ce qu’ils peuvent proposer, une des fonctions fondamentales de leur action.

Mais, située dans le champ social et souvent uniquement dans le champ social, elle se heurte à la difficulté liée à l’origine de ce qui a provoqué le retrait hors du champ social.

Si celle-ci peut principalement être cernée à partir de difficultés sociales et seulement sociales (finances, travail, logements etc.) l’action sociale peut espérer parvenir à des résultats satisfaisants. Elle reste néanmoins confrontée à l’impact de toute façon traumatique des conséquences narcissiques et identitaires du fait que le sujet a dû se retirer de la scène sociale, et ce n’est pas une tâche simple que de traiter ces conséquences.

Mais la plupart du temps la situation est rarement uniquement sociale et aux conséquences que je viens d’évoquer, se mêlent très souvent aussi les impasses subjectives antérieures liées au retrait de subjectivé propre aux agonies psychiques. Comme la plupart du temps dans le champ psychopathologique le « symptôme », fut-il à expression sociale, est aussi porteur d’un enjeu central pour la subjectivité du sujet et sa survie.

Le travailleur social qu’il le veuille ou non ne peut pas faire l’impasse sur cette dimension, elle est essentielle pour les sujets accompagnés, mais reste délicate et le place toujours dans une « situation limite » de sa pratique, le confrontant à l’amalgame permanent des considérations sociales et des considérations subjectives, des « logiques » du social et des « logiques » de la subjectivité voire de la subjectivité inconsciente pour laquelle ils ne sont pas nécessairement rompus ni formés.

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