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Et après ?

Nicolas VALUT - Psychiatre, EMPP du CHU de Toulouse. Membre de l'association « Goutte de Vies » Toulouse

Année de publication : 2017

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°64 – Ces morts qui existent (Juin 2017)

À Toulouse comme ailleurs, il y a des gens qui vivent « à la rue », qui meurent d’y vivre, dans les interstices du tissu social et urbain, dans l’indifférence générale. Plutôt que d’y mourir, il faudrait plutôt dire qu’ils y disparaissent, qu’ils s’effacent comme au terme d’un processus logique de mise en précarité subjective, puis d’exclusion de la communauté des vivants (quels qu’en soient les déterminants), qui débute bien avant la mort biologique et qui n’est finalement que le but ultime et logique de ce voyage vers le néant. Car ils n’existent déjà plus tout à fait pour nous qui vivons « dans le monde », alors même qu’ils sont tout à fait vivants, tout près de nous qui passons à côté. Certains se sont tus, las de crier leur désespoir sans être entendus, mais d’autres choisissent de s’enfuir, car ils ont leurs raisons… Quoi qu’il en soit, tous s’effacent jusqu’à devenir transparent, se fondant dans la grisaille des murs et des trottoirs, allant jusqu’à faire disparaître leur mort… car mourir, comme naître, n’a pas qu’une portée réelle, biologique : c’est aussi un événement social, public et à ce titre publiable (impliquant une inscription dans les registres officiels). La mort de certaines personnes « à la rue » est en effet assimilable à une disparition pure et simple de leur corps du champ de la réalité et du visible, rien de plus. L’exclusion tend à écraser la dimension sociale de la vie, au profit d’une vie qui serait purement biologique, comme s’il s’agissait de se naturaliser tout à fait… « into the wild » : l’exclusion est à entendre comme une mise en suspens et un maintien du sujet « hors cadre » social, culturel et langagier, à le rendre « non signifiant ». À contrario, la meilleure preuve du fait que la mort de chacun est un événement « signifiant » qui concerne tout le monde, ce sont les « appels angoissés » que passent les riverains et les passants, dont le 115 est saturé quand un clochard disparaît du coin de rue où il s’était sédimenté, où il ne semblait plus exister que comme un monument autour duquel on circulait mais qui, sans qu’on s’en aperçoive, organisait l’espace urbain de notre quotidien, ultime façon pour un exclu de se signifier quand même.

« Goutte de Vies », le Collectif des Morts de la Rue toulousain (CMR 31) se donne précisément pour but d’essayer de réinscrire le souvenir des morts qu’on oublie dans la mémoire collective, pour permettre aux vivants de mesurer la portée de leur perte, pour les réintégrer dans la collectivité, pour pouvoir aussi continuer à vivre, après…

À chaque occasion que les collègues travailleurs de rue ont d’aller au cimetière de Cornebarrieu, dans les environs de Toulouse, pour de nouvelles obsèques ou tout simplement pour accompagner quelqu’un qui veut se recueillir sur la tombe d’un ami, ils peuvent mesurer le chemin parcouru, singulièrement depuis 2008 que « Goutte de Vies » existe. Le « carré des indigents » a en effet considérablement augmenté et changé d’allure, il s’est étoffé et personnalisé : ils sont tous là, avec leur nom sur la tombe, et chacun peut alors se recueillir dans la dignité, se souvenir des angoisses, de la tristesse, mais aussi des moments de bonheur partagés avec ceux qui dans la mort ne sont plus des exclus, mais ont réintégré la communauté des hommes. Cette promenade du souvenir permet aussi de mesurer combien la vie « à la rue » est meurtrière, et combien accompagner ceux qui errent peut être parfois douloureux. Tout un imaginaire se met en branle, qui provoque des évocations de ce qu’a été le travail, ces moments partagés avec Pierre, Paul ou Jacques… nécessaire réinscription dans le langage qui accompagne le travail de deuil et qui fait que la vie peut continuer. D’où l’importance de ces lieux du souvenir, mais aussi de temps d’évocation et de parole, plus ou moins ritualisés.

C’est bien cela que permet le travail associatif de Goutte de Vies : en s’occupant des morts que personne ne réclame, en leur rendant un nom, une histoire, une consistance imaginaire et une inscription symbolique, il s’agit surtout de s’occuper des vivants, de ceux qui restent ! En pratique, outre une action de recension statistique participant au réseau national, l’association (qui a passé une convention avec la mairie de Toulouse) a de nombreuses activités : entretenir les tombes du « carré des indigents » ; organiser des cérémonies (laïques ou religieuses, au plus près de ce qu’on peut savoir des croyances du mort) pour ceux que personne ne réclame, faciliter la diffusion des informations et les recherches de l’entourage, accueillir les familles et les mettre en relation parfois quand ils le demandent ; collecter les souvenirs (matériels et immatériels) du défunt pour qu’ils ne soient pas perdus ; et aussi, animer des moments d’évocation de ce que fût la vie du défunt, de ce que fût sa fin, parfois très longue, et de ce que fût sa mort, avec ceux qui l’ont croisé, qui ont parfois vécu avec lui ou bien qui l’ont accompagné jusqu’à la fin, et qui en font la demande.

Goutte de Vies est une chambre d’écho, qui recense les morts que personne ne réclame, comme des faits objectifs (soumis à statistique), mais surtout qui tente de prendre acte des affectations, des effets subjectifs parfois paradoxaux que ces morts « à la rue » provoquent, qui ne sont jamais réductibles à des disparitions, pures extinctions insignifiantes sans effet sur le reste du monde… L’association tente d’œuvrer vers la réinscription dans le champ imaginaire et symbolique (lieu d’inscription dans le langage, recueil des récits et témoignages, traitement légal, cultuel…) de ces effets réels et inouïs dus à la disparition de nos semblables, qui sinon pourraient continuer à alimenter la violence et le bruit du monde…

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