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Soins, drogues et adolescence

Maurice CORCOS - Service Universitaire de Psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune, Institut Mutualiste Montsouris, Paris
Gérard SHADILI - Consultation Jeunes consommateurs du Centre « Emergence-Tolbiac », Paris

Année de publication : 2016

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Santé publique, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°62 – Usage(r)s de drogues (Décembre 2016)

Avec un des arsenaux législatifs des plus répressifs en Europe, la France réussit le tour de force de se situer parmi les pays ayant le plus haut taux de jeunes consommateurs avec un « trio morbide » : « alcool, tabac, cannabis » et ce dès le collège1. Un élève de 6e sur deux a déjà consommé de l’alcool et l’initiation est principalement familiale. L’expérimentation d’alcool progresse continuellement et atteint 80% des collégiens en 3e. Un collégien sur sept dit avoir déjà connu une ivresse  et cela augmente régulièrement au long du collège en passant de 5,0% des élèves en 6e à 28,1% des élèves de 3e. Pour le tabac, malgré le nombre important d’initiatives et de mesures législatives pour en limiter l’usage et/ou l’expérimentation parmi les plus jeunes, son niveau de consommation a été multiplié par cinq durant les années collège2. En 2014, l’expérimentation du cannabis commence plus tardivement et principalement à partir de la 4e, mais la progression en est très rapide et banalisée malgré des effets délétères certains lors de cette étape essentielle du développement. Comme pour le tabac l’écart entre fille et garçon se réduit régulièrement au fil des ans. Bien sûr, expérimentation ne signifie pas dépendance et si elle en constitue le premier pas, de multiples facteurs, génético-biologiques, sociaux et psychologiques (une plus forte proportion de personnes aux profils de personnalité vulnérable parmi les consommateurs) joueront un rôle majeur. Si, de fait, la consommation de cocaïne ou de MDMA3 ne dépasse pas les 5%, les modes de consommation, eux, ont bien changé et comportent plus de risques. Par ailleurs, il existe probablement une spécificité addictive féminine puisque malgré le repérage du dispositif des Consultations jeunes consommateurs (CJC), elles ne représentent toujours que 20% de la file active. Il faut sûrement réfléchir à des dispositifs facilitant l’accès aux soins des filles et des femmes puisque, ne serait-ce que pour le cannabis, 17% ont un risque de consommation pathologique4.

Nous sommes donc face à un sérieux problème de santé publique4,5. Si depuis 2004, les CJC tentent de répondre aux besoins avec quelques 540 points de consultations sur le territoire, force est de constater que les moyens y sont très disparates et pas totalement adaptés à l’ampleur du problème5,7. Toutefois, la campagne d’information sur ce dispositif sous l’égide de l’Inpes semble avoir porté ses fruits et les familles se sont emparées du dispositif pour en constituer, derrière la justice, la deuxième source de recrutement. La proportion de consommateurs venus avec leur entourage familial passe en effet de 22% à 34% en un an et les proches venus seuls représentent 7% des consultants, même si les consultants venus seuls restent majoritaires7.

Comment non prendre en charge, ou pire, simplement gérer socialement mais soigner cette population? Le premier axe devrait être une prévention et une réduction des risques et des dommages (RDRD), plus pertinentes. Cependant, la réduction de 30% des crédits de prévention et l’absence d’une politique de prévention sur la durée et plutôt sous forme de campagnes non convaincantes sur les populations à risque en compromettent l’efficacité.

Ensuite, chaque cas devrait pouvoir bénéficier d’une prise en charge individualisée tenant compte des différents paramètres contextuels, sociaux, éducatifs, familiaux et des antécédents de comorbidité personnels et familiaux addictifs et psychiatriques (la fréquence d’une structuration borderline de la personnalité sous-tendant les addictions est élevée et les familles de ces patients sont très souvent massivement problématiques)6,8,10. Outre que l’arsenal thérapeutique doit être plurimodal au sein d’une équipe pluridisciplinaire, on en revient toujours au fait que l’addiction avec ou sans produits est le fruit d’une histoire où la dimension subjective ne peut être ignorée6. Ce que récuse bon nombre de protocoles thérapeutiques anglo-saxons que certains paresseux redupliquent à défaut de pouvoir inventer d’autres modes de soin6.

Dans les CJC, nous constatons que beaucoup de jeunes ne demandent ni aide, ni soins et toute proposition est réfutée dans son utilité puisqu’ils ne ressentent ni gêne ni souffrance. Ils consomment comme tous les jeunes de leur âge et sur un mode « festif » pensent-ils. Ils perdent la notion du caractère pathologique de l’ampleur de leur consommation, du besoin régulier de la substance pour dormir ou pour se rendre au travail ou à l’école. De même, certains pensent même qu’ils deviennent plus sociables à ce prix élevé pour leur santé. Nous ne sommes pas tous égaux face aux dépendances8. On reconnaît en effet aujourd’hui d’incontestables facteurs de vulnérabilité biologique. Mais la vulnérabilité psychologique est, à nos yeux, très importante à considérer. Il est question ici d’une vulnérabilité individuelle, familiale et historique évolutive qui plus est, soumise moins au hasard qu’à la contingence socio-économique et culturelle9. Nous considérons qu’avant d’être dépendant à un produit, ou à un comportement quel qu’il soit, on est dépendant tout court10. Avant l’adolescence où les conduites addictives émergent spectaculairement, il y a déjà dans l’enfance une problématique, souvent silencieuse, de dépendance majeure aux objets primaires parentaux plus au moins défaillants, laquelle se réifie, et s’organise peu ou prou à l’adolescence dans une stratégie de survie ou le déplacement sur le toxique, a pour un temps, des vertus antidépressives8. La prise en charge purement biologique, substitutive, avec sevrage ou diminution de la consommation via un traitement médicamenteux et une thérapie comportementale et cognitive (TCC), c’est-à-dire une gestion uniquement médico-sociale, sans l’aide d’une psychothérapie abordant la dynamique familiale et l’économie psychique du sujet est insuffisante sur le long terme et en matière de prévention. La recherche de sens ou le sujet se sent actif face à sa problématique et non à nouveau aliéné est primordiale6. L’accompagnement précoce pluridisciplinaire permet la réduction ou l’abandon de la conduite pathologique. Le travail psychothérapeutique plus long consiste à démasquer ce qui se cache derrière le produit et le comportement, puis replacer le sujet au centre de la démarche de soins. C’est une aide concrète, en quête de moins de cadre ou de schème (ce qu’assure évidemment le psychiatre référent dans une prise en charge toujours bifocale) que de sens et ce de manière homogénéisée mais toujours singulière6,10.

Notes de bas de page

1 Inserm. (2014). Conduites addictives chez les adolescents. Usages, prévention et accompagnement (Rapport du groupe d’experts coordonné par le pôle Expertise collective de l’Inserm, à la demande de la Mildt). Paris : Éditions Inserm. http://www.inserm.fr/

2 Spilka, S., Ehlinger, V., Le Nézet, O., Pacoricona, D., Ngantcha, M. et Godeau, E. (2015). Alcool, tabac et cannabis en 2014, durant les « années collège ». Tendances, (106), OFDT, 6 p.

3 Le méthylènedioxyméthamphétamine (MDMA) est une amphétamine.

4 Mildt (2013). Plan gouvernemental de lutte contre la drogue et les conduites addictives 2013-2017. Paris : Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.

5 Direction générale de la santé, Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins et Direction générale de l’action sociale. (2004). Circulaire DGS/DHOS/DGAS n° 2004-464 du 23 septembre 2004 relative à la mise en place de consultations destinées aux jeunes consommateurs de cannabis et autres substances psychoactives et leur famille. BO Santé, n° 2004/42 du 30 octobre 2004.

6 Corcos, M. (1999). La thérapie bifocale dans la dépression à l’adolescence. Indications et intérêt. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 47(4), 191-193.

7 Obradovic, I. (2015). Dix ans d’activité des « consultations jeunes consommateurs ». Tendances, (101), OFDT.

8 Carton, S., Chabert, C. et Corcos, M. (2013). Le silence des émotions – Clinique psychanalytique des états vides d’affects. Collection : Inconscient et culture. Éditions Dunod.

9 Shadili, G. (2014). Adolescents et adultes jeunes. L’information psychiatrique, 90(1), 11-19.

10 Corcos, M. et Jeammet, P. (2006). Conduites à risque et de dépendance à l’adolescence : la force et le sens. Psychotropes, 12 (2), 71-91.

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