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Qui veut aller en prison ?

Nicolas VELUT - Psychiatre, Unité de la Souffrance Psycho-Sociale, CHU Toulouse

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°56 – Prison, santé mentale et soin (Avril 2015)

Cette question provocatrice semble appeler une réponse univoque, ferme et définitive, tant l’institution carcérale est pour le « commun des mortels » synonyme de culpabilité, de punition, d’opprobre moral et social, de honte et d’infamie. Il s’agit d’y être détenu, mis « au secret » et au rebut, enfermé entre de hauts murs qui sont censés ne laisser passer que le murmure du monde, croupir à l’ombre des barreaux pour méditer sur notre condition et purger pendant ce temps notre « dette à la société »…

Mais il semble que parfois aussi, ce lieu de relégation par excellence qu’est la prison soit aussi l’endroit où l’errance puisse trouver à s’ancrer, à s’apaiser, et nous connaissons certains suivis accidentés et tourmentés, déboussolés, qui semblent en définitive comme orientés par la recherche de ces murs solides, comme seul cadre à même d’apaiser l’angoisse qui sinon déborde. Il peut s’agir de pulsions masochistes qui trouvent là un débouché extrême, ou bien parfois au contraire de la recherche d’une structure tellement rigide et dure qu’elle pourrait seule faire barrage à des motions surmoïques encore plus tyranniques et dévastatrices. Ces trajectoires de vie ressemblent à des fuites en avant que rien n’arrête, chutes perpétuelles dans le vide comme pour échapper à un effondrement sur soi, mélancolique, qui continuellement guette, et que favorise le cadre social et urbain contemporain, successions de lieux de passages où n’existe aucun espace de vie où se signifier, quand on n’a pas de « chez-soi »… C’est comme si l’épaisseur des murs était pour certains la seule garantie d’un cadre qui tienne et dans lequel une parole puisse être proférée, supportée et entendue, générant éventuellement du lien et de l’étayage dans un monde qui serait alors tout à coup comme « remis à zéro », à nouveau orienté par des coordonnées imaginaires et pris dans la relation à l’autre, suffisamment solide et étayante pour qu’elle puisse produire des effets de subjectivation. Dans ce cas, c’est l’entrée en prison, et non la sortie, qui serait un nouveau départ : il s’agirait d’une nouvelle conception, non une renaissance !

Parfois donc, la prison joue le rôle asilaire d’un lieu structurant et contenant, pouvant avoir dans des cas extrêmes de dé-structuration psychique des effets de remaniement des défenses, envers ceux pour qui la parole reste insuffisante à faire cadre… C’est ce qui semble avoir été le cas avec James1, l’une des « figures de la rue » qui a longtemps été l’objet des préoccupations de l’EMSS2. Cet homme croisé depuis très longtemps sans rien en savoir, se cachait derrière la violence : celle de la « rue », des groupes et des squats au milieu desquels il apparaissait sans se laisser approcher, et sa violence propre, émanant d’un état très dégradé, très « imprégné », d’un physique inquiétant d’ancien boxeur cassé, alcoolisé et multiconsommateur, très abîmé tant au plan physique que cognitif, d’un comportement menaçant, jamais loin du coup de poing. C’est comme si James avait porté sur lui un message d’alerte « attention danger : ne pas s’approcher ! ». Tout en restant très visible à la rue (comme un signe imaginaire de sa présence), il semblait organiser son insaisissabilité ! Ce boxeur de la rue écorché vif, a néanmoins pu laisser tomber ses attributs répulsifs et son armure de gladiateur avec l’EMSS, à l’occasion d’une incarcération (la dernière d’une longue série), où l’équipe a pu, avec son accord préalable par courriers échangés, organiser quatre rencontres en un an. À l’intérieur de la prison, une fois franchis tous les barrages et répondu à tous les protocoles de sécurité, un contraste a été perceptible par l’équipe, entre le sentiment oppression ressenti émanant du cadre carcéral et la détente apparente d’un James radieux, plaisantant avec les gardiens, semblant se sentir « comme à la maison ». Progressivement, entre les visites et les courriers relativement fréquents, un échange et un véritable dialogue ont semblé possible et James est progressivement sorti de ses positions défensives jusque-là complètement bloquées, comme si les verrous carcéraux le protégeaient suffisamment pour qu’il se laisse aller à la rencontre, comme si l’omniprésence d’une institution aussi intrusive et pesante lui permettait de redéfinir les frontières, très troubles pour lui, entre intérieur et extérieur. L’accès effectif à cet espace de visite, n’étant plus vécu par lui comme une intrusion, libérait du même coup un espace psychique où l’introspection potentielle devenait possible et supportable, en miroir de la rencontre avec l’équipe ! Dans son courrier notamment, James se laisse aller jusqu’à employer des mots forts, montrant que l’EMSS est devenu un interlocuteur de confiance, comme une « famille » qu’il semble tout à coup capable de réinvestir, de créditer d’une confiance qui ne risque pas la traîtrise, dans le cadre d’une relation dont il semble capable d’accepter aussi les limites et les règles, faisant par là même exister ce cadre de parole hors les murs de la prison dont il est maintenant sorti (… non sans en avoir profité jusqu’à la dernière minute, car il a refusé la libération anticipée pour bonne conduite, et que son refus a été accepté par une administration qui n’a pourtant pas la réputation de disposer de beaucoup de place !). Aujourd’hui, ce lien semble tenir, suffisamment pour qu’il ait pu être « transmis » de l’EMSS à d’autres structures, ce qui a permis à James d’être actuellement logé en « appartement tremplin », mais aussi, sortant de ce jeu d’apparences terribles derrière lesquelles il se cachait,de vivre dans un cadre social suffisamment étayant pour qu’il puisse se projeter, choisir de se soigner (il a été orienté vers des soins d’addictologie), et même accepter des mesures de protection. Cette rencontre, un peu inouïe pour l’équipe a eu des effets pour James le boxeur : il a pu baisser la garde. Il n’est plus enfermé dehors…

L’histoire de James illustre ainsi comment le cadre, qui n’est jamais présupposé à la rencontre, peut se créer en même temps que celle-ci, comme support d’un lien intersubjectif dont les effets, a priori insoupçonnés, n’en sont pas moins étonnants, dans des situations parfois désespérées et dans des lieux de désespoir qui ne sont pas moins inouïs !

Notes de bas de page

1 L’histoire de James a fait l’objet d’une communication d’Anthony Greiner à paraître en juin 2015 dans le N° 98 de la revue EMPAN, « À la frontière du soin, psychiatrie et précarité », Éditions Éres, Toulouse.

2 L’Équipe Mobile Sociale et de Santé est l’un des services de la Veille Sociale du CCAS toulousain et intervient à la rue auprès d’un public très précaire.

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