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La responsabilisation des malades mentaux criminels en France : origines et conséquences

Caroline PROTAIS - Sociologue post-doctorante CERMES 3 et Centre Maurice Halbwachs 1

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°56 – Prison, santé mentale et soin (Avril 2015)

Depuis la fin des années 1990, les experts psychiatres français sont fortement critiqués. Un rapport ministériel dirigé par Pierre Pradier en 1999 affirme que les non-lieux pour cause de trouble mental auraient été divisés par dix depuis les années 1980. Il impute ce phénomène aux experts psychiatres chargés d’évaluer la responsabilité des personnes en lien avec un trouble mental. En 2004, l’étude épidémiologique de Bruno Falissard et Frédéric Rouillon estime que le nombre de personnes présentant des troubles « psychotiques » représente 24 % de la population carcérale. Un certain nombre de psychiatres, journalistes et magistrats dénoncent la déontologie de ces experts « responsabilisants » qui cautionneraient le dépérissement des fous en prison. Si nous allons montrer et tenter d’expliquer que la tendance actuelle est effectivement à « responsabiliser » la majorité des malades mentaux criminels, il serait toutefois abusif d’imputer le nombre de personnes présentant des troubles psychotiques en milieu carcéral aux seuls experts.

La responsabilisation, un état de fait

Les statistiques officielles du ministère de la justice témoignent en effet d’une chute réelle des décisions d’irresponsabilité pour cause de trouble mental (par recours à l’article 122-1 alinéa 12) depuis 1984 – même s’ils ne confirment pas la division par dix annoncée par le rapport Pradier.

Plus encore, un travail d’archives mené sur 270 expertises3 montre une restriction du champ de l’irresponsabilité depuis les années 1950. À cette époque, toutes les personnes présentant une psychose, quelles que soit ses manifestations symptomatiques et l’étape dans laquelle elle se trouvait (décompensée ou stabilisée), étaient estimées irresponsables par les experts. Les désaccords entre certains professionnels préconisant l’application de l’article 64 et d’autres ne l’envisageant pas concernaient essentiellement des individus présentant des troubles du comportement. À l’inverse, dans les années 2000, seuls les individus présentant des troubles psychotiques clairement décompensés peuvent candidater à l’article 122-1 alinéa 1. Et encore: ce sont ces mêmes cas qui divisent aujourd’hui les experts, certains s’opposant même idéologiquement au principe d’irresponsabilité pour cause de trouble mental.

Une solution qui mêle des intérêts contradictoires

Comment expliquer cette tendance responsabilisante ? Dans un premier temps, elle est sous-tendue par un discours mêlant des arguments humanistes, thérapeutiques, mais également plus sécuritaires où se croisent les intérêts du malade, ceux de sa victime et de la société. Ses bases ont été posées par les psychiatres « désaliénistes »4 des années 1950, mais il émerge véritablement dans les années 1970, porté par des professionnels inspirés des théories critiques de la psychiatrie.

Ce discours s’oppose à l’article 64 à plusieurs égards. D’une part, la solution de l’irresponsabilité pour cause de trouble mental exclurait le malade du parcours pénal. Elle conduirait également à un internement de long court, alors que l’hôpital psychiatrique est conçu par cette génération de professionnels comme un outil de rejet social et de chronicisation du sujet5. À l’inverse, la reconnaissance de responsabilité via le procès permettrait d’humaniser le malade en le reconnaissant comme un sujet de droit – et donc comme faisant partie de la société -, de ne pas l’exposer à une longue hospitalisation jugée aliénante, et de l’inscrire dans la psychothérapie6. Ce type de discours valorise effectivement une dimension thérapeutique de la sanction qui serait perçue comme dissuasive et rééducatrice, mais également – pour certains experts interprétant les théories lacaniennes très en vogue à l’époque – comme permettant de favoriser l’accès au symbolique que le malade abolit dans la psychose. Enfin, l’article 64 ne permettrait pas une prise en compte des intérêts de la victime et de la société, et notamment de leur droit à être protégées de la dangerosité de certains malades et d’être réparées du crime subi7.

Un phénomène pluri-factoriel

Cette mouvance s’enracine dans des éléments ayant trait à l’évolution de la psychiatrie et à son positionnement dans l’espace social.

Le mouvement de responsabilisation des malades mentaux repose d’abord sur un processus de banalisation de la psychose et de la personne qui en est atteinte à l’œuvre durant toute la seconde partie du XXe siècle. Sans entrer dans des considérations théoriques trop longues, nous signalerons simplement que l’approche phénoménologique diffusée en psychiatrie à partir des années 1950, la mode psychanalytique des années, 1960-70-80, et à présent les nouvelles classifications internationales, contribuent à réduire la distance ontologique séparant l’individu atteint des troubles mentaux des autres membres de la société. L’évolution des expertises en témoigne : le malade mental criminel n’est plus considéré comme un être déterminé par sa pathologie comme dans les années  1950. Dans les années 1970, il devient quelqu’un dont la folie est compréhensible et explicable au reste de la société. À partir des années 1990, il dispose d’un nombre toujours plus important de capacités préservées malgré ses troubles mentaux. Si la personne présentant des troubles psychotiques se rapproche progressivement de la catégorie du « même », pourquoi devrai-t-elle donc continuer à être considérée comme irresponsable et donc différente ?

Le deuxième élément intervenant dans la tendance responsabilisante est l’ouverture des structures psychiatriques et la réduction toujours plus importante du nombre de lits d’hospitalisation à partir des années 1980. Ce phénomène rend les experts plus précautionneux dans l’examen des possibilités de prise en charge des malades mentaux présentant des conduites antisociales.

Le troisième élément intervenant dans cette évolution est le rapport que la psychiatrie entretient à la critique sociale. Dans les années 1950, les désaliénistes étaient dépositaires d’une critique de l’institution les conduisant à rejeter toutes les techniques et méthodes thérapeutiques pouvant être associées à des activités aliénant le malade. La déresponsabilisation (sur un plan pénal) était perçue dans ce contexte comme l’une d’elles.

Dans les années 1970, les critiques sociales de la discipline et de la profession deviennent plus radicales. Les psychiatres y participent encore en la partageant avec des penseurs provenus des sciences humaines. L’asile et le savoir psychiatrique font l’objet d’une critique acerbe, ce qui laisse comme seul recours la psychanalyse (a fortiori lacanienne) et une pratique de secteur ouverte sur la cité. C’est dans ce contexte que la solution de l’hospitalisation à laquelle aboutit un non-lieu psychiatrique peut être rejetée et la dimension thérapeutique de la sanction pénale promue.

À partir de la fin de cette décennie, la contestation prend un aspect contradictoire qui échappe progressivement à la profession. D’un côté, les usages politiques de la psychiatrie sont fortement critiqués avec la médiatisation de son utilisation en ex-URSS : elle pouvait effectivement servir à contrôler des individus dans un pouvoir autoritaire. De l’autre, le psychiatre est de plus en plus accusé dans la prévention de crimes commis par des malades mentaux8 : on lui demande donc paradoxalement d’exercer ce contrôle. Ceci contribue à l’installer dans une posture défensive consistant à limiter les mandats sociaux qui lui sont attribués pour se protéger de la critique. Se prémunir de la prise en charge des malades criminels en ne préconisant plus l’application de l’article 64, devient un moyen : de rejeter ;un rôle ayant servi en ex-URSS à neutraliser les dissidents du régime9, tout en se déchargeant du problème de la récidive.

Dans les années 1990, la sensibilisation du psychiatre à la dangerosité de certains patients ainsi qu’à la cause de leurs victimes va croissante avec la médiatisation d’une série d’affaires. Celle de Romain Dupuy qui a tué deux infirmières à Pau en 2004 est emblématique : elle vient réinterroger les conditions de prise en charge des malades mentaux dans une France sidérée par l’horreur d’actes que les victimes ne veulent pas voir aboutir à une irresponsabilité pénale.

Au fur et à mesure que la critique passe du camp des psychiatres à celui de la société, la responsabilisation change de visage : si dans les années 1970, elle mobilisait l’humanisme et la thérapeutique, elle est davantage justifiée depuis les années 1990 par un discours banalisant l’individu atteint de psychose et questionnant les possibilités de traitement des malades mentaux criminels en France.

Épilogue

Toutefois rendre les experts entièrement responsables de la présence des malades mentaux en prison relève du raccourci tant une somme de facteurs diversifiés interviennent également dans cet état de fait. Un tiers des détenus relèvent de la détention provisoire, ils n’ont donc pas encore fait l’objet d’une décision judiciaire suite à une expertise psychiatrique. 74 % des détenus sont jugés en correctionnel où ce type d’expertise n’est pas obligatoire, a fortiori en comparution immédiate. Si la responsabilisation des criminels présentant des troubles mentaux est un phénomène notable dans la seconde moitié du XXe siècle, on estime que l’avis d’un expert psychiatre ne joue pas dans plus de 40 % des cas présents en prison.

Notes de bas de page

1 Cet article est issu du travail de thèse de l’auteur soutenue à l’EHESS en 2011 intitulée : « Sous l’emprise de la folie : la restriction du champ de l’irresponsabilité psychiatrique en France (1950-2007) ».

2 « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Cet article, adopté en 1992 et entré en application en 1994, vient remplacer l’article 64 du code pénal de 1810 : « Il n’y a ni crime ni délit,lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une forceà laquelle il n’a pu résister ».

3 Nombre de personnes sur lesquelles les experts ont posé un diagnostic psychiatrique. 

4 Terme utilisé et défini pour la première fois par Lucien Bonnafé en 1946 au congrès des médecins aliénistes de langue française.

5 Voir par exemple sur ce point : Angelergues R., Diatkine R. & Paumelle R. « La situation et les fonctions des médecins dansun organisme psychiatrique de secteur », L’information psy, vol. 48, n° 10 : pp. 997-1002 ;  Bonnafé L. & Guillant L. « Essai d’interprétation du fait psychiatrique selon la méthode historique de K. MARX et F. ENGELS », L’évolution psychiatrique, 1948, vol.13, n° 4 : p. 75-105

6 L’article de Jacquot J-P. « Démence au moment des faits, démence lors du jugement », Psychiatrie française,1978, vol 9, n° 4 : p. 64-68, est un bel exemple de ce type de conceptions.

7 Pour illustrer ce point voir l’ensemble des articles de Philippe Rappard.

8 En témoigne par exemple l’affaire Tasaroff aux États-Unis, médiatisée en France, où il est reproché à un psychiatre de ne pas avoir signalé un patient ayant des intentions meurtrières à l’égard de sa petite amie (qu’il a tuée par la suite).

9 Léonid Plioutch, mathématicien ukrainien dissident au régime soviétique a par exemple été jugé et déclaré irresponsable par deux experts psychiatres et interné dans un hôpital psychiatrique durant quatre ans. Il est libéré sous la pression de la communauté internationale le 8 janvier 1976.

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