Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°53 – Santé mentale : se servir du droit comme d’un outil (Août 2014) // Faire avec la fragilité du droit

Faire avec la fragilité du droit

Pierre VIDAL-NAQUET - Sociologue, Cerpe, Centre Max Weber (Lyon)

Année de publication : 2014

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°53 – Santé mentale : se servir du droit comme d’un outil (Août 2014)

En affirmant que « la santé mentale est un droit de l’homme », le Plan de Psychiatrie et Santé mentale 2011-2015, convoque toute la force du droit  non seulement pour afficher une priorité dans les politiques publiques mais aussi pour élever  la santé mentale au rang des droits imprescriptibles.  La stabilité et la solidité du droit sont donc ici mobilisées comme ressources pour sacraliser le statut de la santé mentale et pour soutenir l’activité des acteurs engagés dans ce champ. Un tel schéma, dont la validité repose sur la robustesse du droit, peut sembler logiquement invalidé, dés lors que l’on aborde le droit sous l’angle de sa fragilité comme le suggère le titre de cet article. Il peut paraître en effet difficile de prétendre garantir la valeur et la pérennité d’un « bien » – ici la santé mentale – dés lors que  ce qui appelé à le soutenir est marqué par la fragilité. Mais peut-être convient-il de considérer autrement la fragilité du droit : non point comme un affaiblissement de son rôle dans l’organisation sociale, mais plutôt comme une autre façon de la structurer.

Force et stabilité du droit

Une telle considération ne va peut-être pas de soi. En effet, on attend classiquement du droit qu’il soit suffisamment ferme et normatif pour servir de rempart contre l’arbitraire et pour assurer la sûreté et l’égalité des citoyens ainsi que la continuité des institutions. Bref, l’Etat de droit ne peut reposer que sur un droit caractérisé par une certaine stabilité et par les obligations qu’il comporte. Les systèmes juridiques contemporains ont été pensés dans une telle perspective. Pour Hans Kelsen par exemple, principal représentant du positivisme juridique,  le système des normes est comparable à une pyramide, difficilement modulable, chacune des normes tenant sa légitimité de la norme supérieure, et surtout ne pouvant modifier celle dont elle est issue. Afin de stabiliser en pratique une telle architecture, les états se sont dotés de dispositifs comme les Cours Constitutionnelles qui veillent à la cohérence d’un tel ordre juridique en sorte que celui-ci puisse être efficient du point de vue des obligations.  En se référant à un droit naturel fondé sur la nature et sur la raison, le courant jusnaturaliste, principal rival du positivisme juridique, reconnaît lui aussi la dimension immuable et universelle du droit, quand bien même celui-ci n’est pas toujours appliqué et sanctionné.

D’un point de vue pratique, les enjeux de cette solidité  du droit paraissent particulièrement importants en particulier dans le champ de la santé mentale.  Le droit est en effet d’abord appelé ici à structurer durablement le champ comme en témoignent toutes les grandes lois qui, au cours de l’histoire, ont mis en place puis ont fait évoluer les dispositifs de prise en charge des malades mentaux, de l’asile (Loi du 30 juin 1838), jusqu’à celles qui organisent les secteurs (Lois du 25 juillet et 31 décembre 1985, précédée par la circulaire du 15 mars 1960). Pas de système psychiatrique sans un droit suffisamment fort et stable pour l’institutionnaliser. Le droit est ensuite requis dans un domaine particulièrement sensible du point de vue des libertés individuelles. Le soin en santé mentale s’adresse à des personnes vulnérables, dont les facultés mentales sont plus ou moins altérées. Par les obligations qu’il charrie, le droit doit pouvoir aussi bien protéger les malades contre l’arbitraire que sécuriser les professionnels quand ceux-ci doivent agir sans le consentement de leurs patients (loi du 27 juin 1990, loi du 5 juillet 2011). Là encore, c’est la stabilité des normes qui  offre aux citoyens un cadre sécurisant leur permettant aussi bien de soigner que d’être soigné. Bien entendu, ce cadre sécurisant peut faire l’objet de nombreuses controverses. Il n’en demeure pas moins que si ces débats questionnent le contenu substantiel du droit comme cela a été le cas récemment à propos de la loi sur les soins sans consentement, jugés par certains plus sécuritaire que sanitaire, ils ne remettent pas en cause la nécessité de la solidité du droit.

 Zones de fragilité

Toutefois, l’idéal d’un droit solidement arrimé à une pyramide bien calée sur sa base ou accroché au naturel et à la raison, ne s’impose ni dans la théorie ni dans la pratique du droit, surtout dans la période actuelle. De nombreux théoriciens rappellent que le droit n’est peut-être pas toujours aussi rigide. Ils soulignent au contraire sa dimension relative.  Cette observation n’est pas toute nouvelle, puisque selon Henri Lévy-Bruhl (1990),  Héraclite insistait déjà sur le caractère provisoire et relatif des règles de droit qui varient avec le temps. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a cherché sinon à le rendre immuable mais du moins à éviter qu’il ne devienne trop versatile.  Mais c’est surtout dans une période plus récente que la relativité du droit et sa fragilité, voire son érosion,  ont été relevées.  L’expression de « soft law » est utilisée dans le droit international dés 1930. Vers  la fin du XX siècle, plusieurs ouvrages insistent sur la flexibilité du droit (Carbonnier, 1986), sur son flou (Delmas-Marty, 1986), sur sa dimension « soluble » (Belley, 1996), « spontanée » (Deumier, 2002). Tout récemment un rapport du Conseil d’Etat (2013) s’attache à décrire ce « droit souple » qui « a priori ne bénéficie pas d’une grande force normative »  et qui « n’emporte pas d’obligations par lui-même ». Bref, la pyramide de Kelsen semble ébranlée par une certaine « fragilité normative » (Dourlens, 2010) ce qui laisse entrevoir un autre mode de production du droit, non plus hiérarchisé mais plutôt réticulaire (Ost, De Kerchove, 2010).

Les explications avancées pour comprendre cette fragilisation du droit sont nombreuses et complexes et nous ne pouvons les évoquer que très schématiquement. Nous pouvons dire que grossièrement l’affaiblissement du droit résulte de la démultiplication des sources de droit qui peuvent rendre celui-ci parfois imprévisible. A un niveau supérieur, les ordres juridiques internationaux qui ne sont pas le prolongement des ordres nationaux viennent déranger et affaiblir l’ordonnancement des normes de chaque pays. A un niveau inférieur, la prolifération des droits subjectifs et des droits créances, a pour conséquences la redistribution et l’éclatement des pouvoirs normatifs, non seulement en direction de groupements privés comme les associations ou des mouvements sociaux, mais vers les individus eux-mêmes devenus alors juges d’eux-mêmes. A un niveau intermédiaire enfin, le pouvoir législatif est concurrencé par la fragmentation des pouvoirs réglementaires que ceux-ci soient détenus par l’exécutif, par les institutions décentralisées ou encore par les Autorités Administratives Indépendantes qui assurent une fonction de régulation sans dépendre directement du gouvernement. Cet éclatement des sources du droit se traduit à la fois par une inflation et un brouillage des normes dont certaines sont contradictoires entre elles. Celles-ci ne peuvent être purement et simplement appliquées. Elles doivent être mises en concurrence, interprétées et ajustées sans que l’adéquation à la situation ne soit garantie. En dernier ressort ce peut être le juge du judiciaire qui énonce a posteriori ce que doit être la norme.

Soit l’exemple de la levée du secret professionnel des agents qui y sont soumis. Ces professionnels sont régis par l’article 226-13 du Code Pénal qui leur interdit de révéler une information à caractère secret. Toutefois, le droit prévoit certaines dérogations lorsque par exemple, ces professionnels constatent des situations de maltraitance. Ceux-ci peuvent alors effectuer un signalement sans pour autant être poursuivis pour transgression du secret. Le signalement est d’ailleurs obligatoire lorsque des mineurs sont concernés. S’il s’agit d’adultes, les professionnels ne sont pas soumis à un régime d’obligation. La loi leur laisse simplement la « possibilité » de lever ou non le secret professionnel. C’est alors à eux de juger – en situation et en fonction de leur liberté de conscience –  quelles sont les normes qu’ils peuvent mobiliser.  Celles qui privilégient la sécurité, celles qui s’attachent à respecter le consentement des personnes, celles qui soutiennent la relation de confiance ? La validité de leurs décisions adossées à un droit fragilisé n’est pas vraiment assurée et c’est alors le juge qui, s’il est sollicité, dira la norme qui aurait due s’appliquer.

 Modes de régulation

Cette fragilisation des normes et cette diversification des sources de droit, modifient les modes de régulation. Certes, dans de nombreuses situations, le droit dur n’est pas disqualifié bien au contraire. Ainsi, les procédures que doivent suivre les soignants dans le cadre de soins sous contraintes doivent être strictement respectées. Le juge des libertés et de la détention a d’ailleurs en charge le contrôle de la légalité des protocoles. Mais dans d’autres cas, lorsque justement ce qu’il convient de faire n’apparaît plus clairement et ne peut être soutenu par la solidité du droit, ce sont les modes participatifs et négociés qui sont convoqués en lieu et place des modes impératifs. Ainsi en est-il des directives, des guides de bonnes pratiques, des avis, des chartes qui sont élaborés de façon concertée, notamment avec les destinataires des recommandations. Les textes produisent des normes précaires, révisables autrement dit, fragiles. Elles n’ont aucun caractère obligatoire et sont considérées comme ajustables en fonction des situations et révisables au gré des expériences. Ce sont des référentiels dont il est possible de s’écarter sans encourir de sanction. Ainsi en est-il par exemple de la charte concernant les bonnes pratiques en matière de géolocalisation des personnes dont les fonctions mentales sont altérées. Cette charte, conçue et rédigée par le Comité National pour la Bientraitance et les Droits en 2013, en concertation avec les professionnels et les associations, vise à mieux encadrer les usages des technologies de surveillance qui certes, peuvent accroitre la sécurité des personnes vulnérables mais en même temps limiter leurs libertés. Le document est à la fois général et incitatif.  Il est parfois très précis et rédigé sur un mode impératif. Mais comme le souligne la Ministre, Michèle Delaunay, dans sa présentation de la charte à la presse, le 25 juin 2013, le texte est « un document évolutif », « ouvert à une actualisation et une amélioration continue ». La Ministre précise d’ailleurs que la version présentée « ne sera pas la même que la version de la charte » qui verra le jour un an plus tard. La charte n’a de surcroît aucun caractère impératif. Elle laisse aux praticiens la liberté de s’y référer ou non. La norme qu’elle produit est donc faible et révisable. Elle est éminemment fragile.

Pour certains juristes, la volatilité de ces textes fait leur inconsistance. Pour Geneviève Koubi (1998) par exemple, « le mot {chartes} en lui-même ne signifie rien ; la présentation médiatique ou l’intitulé juridique n’expriment rien ; et plus encore les procédés de fabrication du document ne révèlent rien ». Toutefois, s’il est vrai que les chartes ou les recommandations n’ont aucun caractère impératif en eux-mêmes, ils peuvent néanmoins produire de la sanction. Le juge peut, en cas de litige, se rapporter à ces textes pour éclairer sa décision et produire ainsi des normes qui deviennent impératives. Mais ce n’est pas tout. Le droit – fut-il souple – n’est pas « hors sol ». Il peut s’articuler d’une façon ou d’une autre à d’autres régimes, qui, eux, sans être juridiques, peuvent entraîner des obligations. Ainsi en est-il par exemple, lorsque des organismes comme l’AFNOR qui ont en charge de distribuer les certifications aux établissements sociaux ou médico-sociaux, ne les accordent pas à ceux qui s’écartent trop des recommandations voulues par la profession et qui n’ont pourtant aucun caractère obligatoire. De tels établissements sont alors sanctionnés, non point sur le plan juridique, mais sur le plan économique. Pour autant, la sanction économique est ici soutenue par un droit qui n’est pas prescriptif.

Le droit souple, mou, fragile n’impose juridiquement aucune obligation, mais peut néanmoins servir de point d’appui à d’autres régimes prescriptifs auxquels il s’articule. Dans ce contexte, la régulation ne prend pas la voie traditionnelle de la loi, émanation de la représentation nationale mais emprunte des chemins de traverse dans lesquels la volonté du peuple s’exprime et s’applique de façon diffuse, opaque, aléatoire et incertaine. Difficile de dire alors que la fragilité fait perdre au droit de sa force. Simplement, cette force se manifeste selon une architecture qui n’a ni la stabilité ni la visibilité de la pyramide.  Dans ces conditions, parce qu’il n’est pas si faible que cela et qu’en raison de son manque de visibilité, il ne garantit pas contre l’arbitraire et qu’il est porteur d’insécurité juridique, le droit fragile nécessite une surveillance permanente et accrue non seulement de la part du juge, mais aussi de la part des citoyens. Dans le champ de la santé mentale, faire avec le droit consiste à se soucier non seulement de ses dimensions contraignantes et les plus visibles mais aussi de ses aspects les plus discrets et les moins impératifs. Pas forcément pour le « durcir » et le stabiliser mais plutôt pour participer à son renouvellement et sa production.

Bibliographie

Levy-Bruhl H. Sociologie du Droit, Que-Sais-je ? PUF, Paris, 1990

Carbonnier J. Flexible droit, textes pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, Paris, 1983

Delmas-Marty, M.  Le flou du droit, PUF, Paris, 1986

Bellet J.G. Le droit soluble, Contribution québécoises à l’étude de  l’internormativité, LGDJ, 1996

Conseil d’Etat, Etude annuelle 2013, Le droit souple. La  documentation Française, 2013

Deumier P. Le droit spontané, Economica, 2002

Dourlens C., L’action publique à l’épreuve de la fragilité normative, HDR, Université Jean Monnet, Saint-Étienne.  http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00570175/fr/

Koubi G. La notion de « charte » : fragilisation de la rèle de droit ? in Jean Clam et Gilles Martin (Dir.) Les transformations de la régulation juridique. Droit et Société N°5 LGDJ, 1998

Ost F.,Van De Kerchove M. , De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Publications des Facultés Universitaires Saint Louis, 2010

Publications similaires

La paranoïa sociale ordinaire et excessive

psychiatrie publique - précarité - exclusion

Jean FURTOS - Année de publication : 2010

Comprendre pour agir : la santé mentale dans les quartiers « politique de la ville ». Synthèse.

droit - santé - droit - politique de la ville - accès aux soins - droit - santé mentale - conseil local de santé mentale (CLSM)

Nicolas CHAMBON , Halima ZEROUG-VIAL et Clémence VIVANT - Année de publication : 2021

L’action humanitaire : la vision d’un acteur du Sud (1)

économie - psychologie - humanitaire - précarité