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Des SDF co-createurs d’habitats. En relation avec des élus locaux, des travailleurs sociaux et des médiateurs pairs

Jean MANTOVANI - Sociologue ORSMIP
Jean-Marc LEGAGNEUX - Coordinateur Ex secrétaire du GAF
Vincent BATSERE - Psychologue Association REGAR-Auch
Marie-Noëlle COLCY - Formatrice IFRASS Toulouse

Année de publication : 2014

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°51 – Actualité et sens de l’accompagnement au logement (Janvier 2014)

La recherche participative sur sites dont s’inspire cet article a reçu le soutien financier  croisé  des instances  de la Cohésion  Sociale  et de la Fondation  Caritas, et a débouché sur un rapport publié en mars 2013 sous le titre : « SDF créateurs d’habitat. Expérimentations sociales et accompagnement collectif d’habitats autogérés ». Cette investigation s’est intéressée au devenir de groupes de jeunes sans abri qui furent d’abord catégorisés en tant que « jeunes errants », squatteurs souvent caractérisés en référence à des conduites considérées comme déviantes, relevant du trouble mental autant que des troubles de voisinage et autres troubles de l’espace  public.

Les orientations des politiques du « logement d’abord », héritées du « housing first » nord américain, ne se sont pas beaucoup plus intéressées que les politiques de réinsertion sociale ou de l’urgence aux aspirations de certains des plus pauvres à habiter collectivement. Celles-ci ont continué à réserver une place essentielle aux stratégies d’accès au logement individuel normé, à l’accompagnement social au cas par cas, sans laisser beaucoup de chances aux objectifs de « participation » et de représentation, que suggère, sans guère de succès, la loi 2002-02. Et l’accompagnement social de groupes de squatteurs reste largement en jachère, malgré les tentatives programmatiques esquissées dès les années 90, notamment à l’occasion des travaux de « réflexion partenariale » de la commission « Squats et habitat de fortune », initiée au sein d’un « Comité National de l’Accueil des Personnes en Difficulté » par le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, travaux publiés en 1998.

L’histoire du sans-abrsme a pourtant révélé à de multiples reprises que certaines personnes et certains collectifs constitués s’intéressent moins à l’habiter individuel qu’à promouvoir des alternatives d’habitat collectif comme alternatives de société. La récente publication du « plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale » est encore venue rappeler à la norme au détriment des expériences de squatteurs auto organisés. Encore ces textes récents ouvrent-ils quelques pistes dans le sens d’une diversification des formes de « logement adapté », dans l’esprit de « disposer d’une large palette de possibilités de logement », de « développer les passerelles vers le logement », en apportant un « soutien aux expérimentations innovantes », en proposant d’« accompagner les personnes habitant des campements ou des squats », en multipliant « les solutions transitoires avant l’accès à un logement de droit commun ».

Les expériences étudiées s’inscrivent dans ce champ de perspectives. Elles montrent qu’il existe des espaces de possibles ouverts au niveau des collectivités locales pour un traitement politique de la question du sans–abrisme des jeunes et des moins jeunes  dans le contexte de la décentralisation. Ces expériences demeurent très peu considérées par l’action médico-sociale dans son ensemble, considérées comme à la marge de l’intervention publique. L’objectif de la démarche a été de partir d’exemples localisés pour tenter d’en tirer des enseignements de portée plus générale. L’enquête a procédé par entretiens croisés, avec les différents acteurs impliqués sur chacun des sites : habitants sans titre, ex SDF, travailleurs sociaux, élus locaux, techniciens des services, intervenants bénévoles… Elle s’est focalisée sur quatre sites en Midi Pyrénées, sur lesquels ont été stabilisés depuis deux à cinq ans différents groupes de personnes anciennement SDF.

La dynamique de la Barraka à Auch dans le Gers

Auch est une ville de faible densité de population, où les phénomènes liés au sans- abrisme se font  rapidement  très  visibles. La question de l’ « errance des jeunes » s’y est imposée dès le début des années 2000, et un professionnel a été recruté en 2004, avec mission de mener un « travail de rue », au contact direct des « groupes » de jeunes sans logis. Beaucoup squattent alors un vieil immeuble mais ils se font expulser en 2005. Les SDF vont occuper successivement d’autres lieux, tout à tour également évacués, jusqu’à ce que la municipalité s’engage dans une tentative de stabilisation, à l’origine de l’expérience de la Barraka. Le contact établi entre la Mairie, les acteurs sociaux et le groupe de   jeunes « punks », un bâtiment est alors mis à disposition de ces derniers. Le travail de rue reste sollicité pour suivre ce collectif de nouveaux habitants, ainsi que d’autres sans logis. Une convention est établie avec le groupe de jeunes qui engage celui-ci à se fonder en association et à gérer un loyer, l’entretien du lieu… Un intervenant « pair » issu d’une association de SDF et anciens SDF a rejoint la démarche en 2007.

À Toulouse :

Les anciens habitants du campement du Raisin

Le « campement du canal » apparaît en 2007 au cœur de la ville, près de la gare. Au début de 2008, en pleine campagne des municipales, le « village » a pris des proportions considérables avec plusieursdizaines d’habitants permanents. Les premiers campeurs se voyaient eux-mêmes condamnés à être expulsés à brève échéance… La nouvelle équipe municipale intervient au mois d’août, suite au décès d’une jeune femme qui n’implique pas les habitants sous tente, mais frappe l’opinion. La Mairie parle d’expulsion, mais engage rapidement une médiation pour déplacer les campeurs sur un terrain proche situé quartier du Raisin. Le terrain est aménagé et le camp « sauvage » du canal devient habitat temporaire régulé et autogéré. Deux équipes sociales chargées des maraudes et de l’accueil de jour sont convoquées pour le suivi sur site, les « médiateurs pairs » initialement mobilisés étant amenés à se retirer. Après un an de phase transitoire, vingt des anciens campeurs se verront proposer et accepteront d’intégrer trois petits collectifs, deux près du camp initial, dans des locaux promis à démolition, et une maison aux confins de la commune.

Malgré plus de cinq ans de vie partagée, le collectif n’a pas souhaité s’installer dans la durée en se constituant en association, et les porteurs politiques, qui œuvrent au relogement individuel, considèrent eux-mêmes que l’expérience touche à sa fin.

Le terrain de Saint Martin

L’île du Ramier fut une grande « zone grise » de Toulouse, proche du centre-ville, avant de faire l’objet d’une opération d’aménagement en « zone verte ». C’est dans ce secteur que furent créés un restaurant social et divers autres services. À partir de 2004, un groupe d’une dizaine de personnes s’était stabilisé peu à peu sous un pont sur la berge, sur une parcelle désignée sous le nom de « camp n°7 ». Ils habitaient avec des chiens dans des « camions » ou caravanes. Le secteur, inondable, avait déjà fait l’objet de plusieurs arrêtés « anti-camping » en 2006, mais il perdure, à l’écart de tout voisinage.

C’est en août 2010 que la Préfecture décide brusquement d’expulser tous les squatteurs de l’île. Le groupe du Camp n°7 fut alors le seul à engager, avec l’aide de médiateurs, sa défense devant le tribunal, en quête d’une « solution » de relocalisation.…

Les services de la DDCS sont alors mobilisés pour chercher en urgence un autre terrain. Ils vont alors proposer un délaissé de 2 300 m2, en bord d’autoroute, aux confins de Toulouse. Le  « camp  7  » est  ainsi  déménagé  sur  le « terrain de Saint Martin ».

L’État a mis le terrain à disposition, est intervenu pour légitimiser ses nouveaux habitants et confié le suivi social à des médiateurs pairs. Des crédits seront mobilisés dans un second temps pour viabiliser le terrain et l’isoler du voisinage, aménager des douches…

Le groupe parle d’un « nouveau chez nous » et les porteurs du projet considèrent l’expérience comme positive, même si certains médias désignent le site comme insalubre.

La chronique de La Hacienda

L’expérience est née d’un petit groupe de sept jeunes sans logis, anciens d’un squat du centre- ville qui a été ravagé par un incendie. La Mairie de Toulouse a été sollicitée, et elle a d’abord relogé le groupe en bungalows, puis dans une maison des vieux faubourgs populaires. Le groupe est d’abord structuré autour d’un leader, et s’est fondé en association deux ans auparavant sous le nom de Art’Troqueur. Le « projet » initial n’est pas seulement d’habiter ensemble mais est orienté vers l’insertion des « moins de 25 ans ». Le groupe développe des activités de « travail sur de vieux meubles, rotin, vélos, tout ce qui était plantes ». « Tout un réseau () s’était créé » avec le voisinage, sur l’achat et le troc de produits ou de services. Mais la maison est fermée pour cause de chantier. Fin 2011, la Mairie propose un autre lieu, très éloigné du centre. Le collectif l’accepte par souci de prise de distance et de reconnaissance institutionnelle, le projet visant alors plutôt l’accès au salariat, la participation financière à la vie du lieu… Un « crash » se produit alors, qui conduit au suicide du leader et à une rupture plus profonde encore. Son ex compagne a quitté le lieu mais repris la présidence de l’association, et s’appuie sur des   habitants « référents » en charge de l’accueil des jeunes, certains orientés à partir de la Mission Locale. Un suivi social prend corps à partir de 2012. Le statut et la reconnaissance de l’expérience, autogérée et non professionnalisée, par et face à l’offre de services de droit commun, reste la principale question sur son devenir.

Les principaux enseignements

Les quatre situations apparaissent assez peu réductibles les unes aux autres, que ce soit du point de vue des parcours individuels et collectifs, des profils et cultures de groupes, de leurs circonstances d’apparition, et des conditions qui ont participé à leur visibilisation sur la scène publique. Certains des groupes considérés ont cherché à rester au plus près du modèle du squat en dur, d’autres ont longtemps vécu en habitat de fortune sur terrains non bâtis. Mais la chronique des différents sites présente cependant de nombreux points communs.

Des jeunes entre mobilité et stabilité

Si certains des habitants sans titre se disent toujours attachés à un idéal de mobilité, la plupart s’affirme en recherche de stabilisation résidente. Beaucoup ont vécu une « errance» qui résultait essentiellement des mesures d’éradication des situations de squat. Pour autant, l’action répressive a échoué à dénouer les ressentis d’appartenance à un collectif, lorsqu’elle ne les a pas renforcés. C’est généralement la succession d’échecs des politiques publiques face aux squats auto organisés qui a conduit les édiles locaux à engager des démarches plus préoccupées de normalisation et de déconstruction des formes de stigmatisation préexistante.

Le rôle essentiel des acteurs politiques

Des élus locaux, et certains techniciens des collectivités locales, sinon parfois des agents de l’Etat, ont joué un rôle essentiel dans ce travail de déconstruction/reconstruction de la figure des habitants sans titre. Ce « travail »  a été rendu possible, non pas en ouvrant des scènes médiatiques, mais en établissant de relations directes et discretes, ou du moins régulées, entre acteurs publics et groupes de perturbateurs, en ouvrant des espaces de négociation et de représentation. Ce fut sans doute plus aisé dans une petite ville comme Auch, où les « jeunes errants » se sont vite révélés aux yeux des édiles locaux comme citadins à part entière et attachés à trouver place plus stable dans la ville. Ce fut un peu plus malaisé en milieu métropolitain, où la distance entre les élus locaux et les groupes considérés apparait souvent plus grande. Ce travail de requalification a permis dans tous les cas d’apaiser la relation et d’ouvrir des possibilités pour l’accès à un habitat normé et autogéré. Dans ces échanges inauguraux, les acteurs publics ont par exemple pu prendre conscience que les personnes « SDF » s’identifiaient elles- mêmes dans leur grande majorité comme en rupture de lien avec l’offre de « prise en charge sociale », constat souvent vérifié auprès des professionnels du social.

Les « médiateurs pairs »

Ces expériences sont donc nées de la mise en œuvre de procédures dans lesquelles différents acteurs, outre les élus, moteurs et maîtres d’œuvre, et les jeunes eux-mêmes, différents autres intervenants ont joué parfois un rôle décisif dès la période initiale. Sur au moins deux des quatre sites, l’intervention de médiateurs pairs » a été particulièrement décisive. Elle a attachée notamment à dessiner un cadre à la négociation, à faire émerger des porte-paroles parmi les squatteurs, à faire valoir l’existence du groupe et ses aspirations, à faire formuler et a mettre en forme des projets collectifs… Ces intermédiaires « pairs » relèvent le plus souvent d’associations inscrites comme représentantes des personnes SDF. La condition d’ouverture de ce type de procédure apparaît ainsi dans la rencontre entre les trois composantes évoquées, certes dans la lutte, mais plus encore dans la régulation pacifiée des rapports entre les parties en présence. La création de ces espaces aurait été probablement très compliquée sans l’intervention de ces « passeurs » qui peuvent dire « on avait des liens de confiance » autant du côté des SDF que de la collectivité.

Dans la plupart des cas, la médiation par des pairs n’a pas cessé avec la normalisation des situations d’habitants. Sur deux des  sites, c’est même l’association GAF déjà mentionnée qui a été sollicitée pour participer à l’accompagnement de l’expérience, dans des rapports plus ou moins satisfaits et plus ou moins satisfaisants de partenariat avec le travail social « classique », et le plus souvent difficile.

Car la quatrième composante en présence est celle de l’intervention sociale professionnelle. Les  acteurs  sociaux  n’avaient  souvent  que des contacts très lointains avec les groupes d’habitants sans titre, tant ces groupes apparaissaient le plus souvent très imperméables à l’action sociale, et cette dernière peu encline à intervenir auprès des collectifs en tant que tels. Ces acteurs ont été dans tous les cas « invités » plus ou moins tôt au cours du processus de stabilisation, de fait convoqués par le politique pour assurer un suivi des groupes, autrement dit sur un terrain que la plupart considèrent comme inconfortable, entre accompagnement du collectif et   prise en compte des individus. Les missions des professionnels, telles que définies par la maîtrise d’œuvre, sont souvent restées assez floues et assez ambiguës entre aide à la dynamique collective, soutien et suivi des groupes à des fins de réinsertion individuelle, et retour au « droit commun » du travail social, de normalisation des situations de personnes. La plupart de ces opérateurs expriment un malaise, d’une part vis-à-vis de la commande politique, considérée comme incertaine sinon comme compromettante, et d’autre part, face à des collectifs de « marginaux » auto-organisés, au départ bien peu demandeurs d’assistance sociale individualisée, et de fait plutôt dans l’invective vis-à-vis des professionnels du social. Leur relation aux commanditaires se complique du fait que ces derniers reprochent aux premiers une certaine frilosité dans l’accompagnement des groupes.

Des questions en suspens

Le questionnement qui ressort au premier rang de cette recherche concerne donc les postures du travail social et médico-social.

Les expériences étudiées établissent clairement qu’il existe un potentiel non négligeable de réduction du sans-abrisme, mobilisant l’action publique au sens large et consistant à ouvrir des espaces dans lesquels il devient possible de « faire habiter » des personnes sans logis qui s’identifient elles-mêmes comme membres d’un collectif auto-organisé. Ces personnes ont souvent et restent souvent considérées, au moins transitoirement, comme  parmi  les moins « aptes à habiter » au regard des modèles et normes de l’habiter individuel et autonome, et les membres de ces groupes se définissent le plus souvent comme en rupture vis-à-vis des institutions et services sociaux. Ces quatre expériences démontrent cependant que, sous certaines conditions de médiation et de reconnaissance des aspirations propres des personnes concernées, celles-ci se montrent capables d’habiter durablement, certes hors des normes dominantes, mais dans des conditions satisfaisantes de vie de voisinage et d’occupation des espaces urbains.

Chez les acteurs politiques, les préoccupations qui les poussent à proposer des solutions alternatives  d’habitat  sont  plurielles : de coésion sociale et notamment de maintien de l’ordre public, en même temps que de développement social et socio-économique, etc. Le rapprochement des acteurs du développement urbain et des acteurs sociaux n’est pas des plus immédiats tant que ces derniers restent confinés dans les logiques et avec les outils de l’insertion/réinsertion individuelle. Les travailleurs sociaux ne se considèrent guère eux-mêmes sur le terrain du développement local et plus rarement encore sur celui de l’émancipation de collectifs auto-organisés.

C’est à un « décentrement » de l’intervention sociale qu’en appellent les expériences étudiées et notamment à s’inscrire dans une perspective de plus grande implication du travail social auprès des acteurs politiques. Dans un registre très proche, la question de l’articulation entre « médiateurs pairs » et intervenants sociaux invite ces derniers à réduire la distance qui sépare le travailleur social des personnes auprès desquelles il intervient, considérant que l’accompagnement de groupes dont la première caractéristique est  dans  leurs  capacités  de réactivité et d’autonomie qui impose au professionnel de faire beaucoup plus « avec » les personnes dans une relation de confiance réciproque à construire, et en privilégiant l’initiative du groupe et sa « participation » effective.

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