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Traumatismes et exil: le certificat « étranger malade » est-il utile ?

Jean-Jacques TABARY - psychiatre au Centre Psychothérapeutique de l'Ain

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°48 – Le migrant précaire entre bordures sociales et frontières mentales (Juillet 2013)

A., jeune kosovare de 18 ans, est amenée par l’un de ses compatriotes d’une cinquantaine d’années, qui nous prie de ne pas laisser cette jeune femme isolée au milieu de 50 personnes hébergées dans un garage.

A. est couverte de plaies : impact de balle, immenses cicatrices résultant de charcutages d’évacuation d’un hémothorax et d’un hémopéritoine. Une balle est fichée dans un corps vertébral. Elle rapporte son histoire de manière un peu détachée : ses parents l’ont mariée à un caïd local, qui n’avait d’autre intention que de la prostituer. Les violences, tentatives d’assassinat résultent de son refus et de ses tentatives de fugue, au cours desquelles sa famille a refusé de la recevoir. Elle a été retrouvée mourante : hospitalisée, opérée, son bourreau est informé de sa sortie et l’attend. La seconde fois, elle s’enfuit de l’hôpital avant d’être dénoncée.

A. ne va pas si mal en apparence : vite hébergée en Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA), elle se montrera active, souriante, un tantinet coquette, au point de déclencher des bagarres autour d’elle, et d’être tenue à l’écart par les matrones. Dans les entretiens, cette désinvolture s’estompe pour laisser place à un monde de terreur et de mort, qui constitue le fonds de son activité psychique, surgissant dans les cauchemars, les moments de solitude ou quand elle entend parler de mariage. Une ou deux fois elle fait part de ses doutes, vis à vis de certaines familles, dont elle craint qu’elles aient des vues sur elle, pour leur aîné.

Son dossier, doit passer devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA). Dans la perspective d’un rejet, on envisage le certificat Etranger Malade. Or, qu’y indiquer ?

– qu’elle souffre d’une affection grave ? Elles sont des dizaines à présenter la même pathologie, se différenciant plus par la nature du traumatisme que par la sévérité du syndrome. Chez A., ces symptômes sont plutôt modérés. Le fond de l’angoisse ne se situe pas dans les tentatives de meurtre, les atteintes corporelles et sexuelles, mais dans ce qu’elle ressent comme la trahison parentale. On en retrouve la trace, dans le refus absolu de rejoindre sa mère et son frère aux États-Unis ; et aussi, dans cette tendance interprétative autour de l’idée de mariage. Mais cela est en arrière plan, peu envahissant, et peut relever autant du fantasme hystérique que de l’esthésie paranoïde.

– qui nécessite des soins constants. A. s’y conforme avec assiduité, elle y rapporte ses terreurs, qui s’imposent telles quelles, sur lesquelles elle ne peut rien penser, sur un ton qui n’est pas détaché au point d’y voir une dissociation.

– en dehors desquels les risques peuvent être d’une gravité exceptionnelle : A. n’a jamais envisagé le suicide, n’éprouve aucune haine pouvant la conduire à des idées de meurtre, ne délire pas. Les séquelles somatiques ne la font pas souffrir. Bien sûr, l’idée d’un retour imposé la terrifie ; mais on ne peut guère avancer que des hypothèses, quelque peu gratuites, quant à ce que serait sa réaction réelle, en cas d’expulsion.

– qu’elle ne peut recevoir les soins adéquats dans son pays d’origine. Bien évidemment : elle y serait en danger de mort mais pas pour des raisons médicales. Certes, elle est un peu dépendante dans le quotidien, et on pourrait la supposer plus exposée qu’une autre. Mais elle a bien su organiser son exil et n’est pas si démunie. Elle panique un peu quand les rumeurs traînent dans le CADA selon lesquelles son persécuteur serait en Suisse, mais elle n’envisage alors, très logiquement, que de s’éloigner. Enfin, le Kosovo n’est pas totalement dépourvu de moyens de soins.

En sorte que, selon notre expérience locale, on a tout lieu de penser que son dossier “étranger malade”, se tiendrait dans la moyenne, c’est à dire serait rejeté.

Le cas de A. met en évidence les limites de cette procédure, incapable de refléter la situation dans toutes ses dimensions, dans les pathologies dites “post traumatiques” en réalité per-traumatiques.

Si l’on s’en tient aux strictes données médicales, les arguments sont nivelés par un diagnostic : Syndrome de Stress Post-Traumatique (SSPT), qui recouvre 90% des pathologies des demandeurs d’asile, de symptomatologie généralement peu spécifique, et dont on ne peut guère moduler la description qu’en termes d’intensité. Le Médecin de l’Agence Régionale de Santé a la redoutable tâche d’en stériliser toute singularité, réduisant les descriptions les plus détaillées et les convictions les plus étayées, à quatre réponses fermées. Lesquelles n’engagent nullement la décision de l’autorité préfectorale. Du côté du thérapeute, souvent praticien hospitalier traitant, ce certificat soulève une tempête de questions déontologiques, éthiques, voire idéologiques. S’en tenir au froid constat symptomatique, même assorti de considérations psychodynamiques, (le certificat médical doit “interpréter”) peut être perçu comme un gage de sérieux et de distanciation ; ou, au contraire, comme un détachement, assumé, de la situation humaine voire un signal idéologique sur l’immigration. Car la neutralité absolue n’existe pas.

À contrario, vouloir se montrer convaincant devant un cas particulièrement dramatique, impose d’abord un choix parmi de nombreuses situations analogues, sans qu’on ne dispose d’outils objectifs pour affirmer un surcroît de gravité chez l’une ou l’autre. De plus, la part de subjectivité du médecin, dans l’établissement du pronostic, est aisément décelable et expose au rejet.

Au delà, il faut s’aventurer dans les arguments extra médicaux, dont on nous rappelle qu’ils ne sont pas de notre ressort, au risque d’être suspect d’idéologie pro-immigration. Mais au nom de quoi devrait-on se taire lorsque l’on est persuadé, par concordance, évidence (dans le cas de A. ), déduction, ou simplement conviction basée sur la qualité du transfert, que la vie du patient est bien en danger, quelle qu’en soit la nature ?

A. obtiendra la “protection subsidiaire” et plongera, dans les heures suivantes, dans une psychose délirante sur des thèmes d’ensorcellement, visant les familles qu’elle suspectait. En fait, l’instabilité de son statut la protégeait jusque là, du “risque” du mariage. Ce qui nous avait échappé, et pouvait, a posteriori, expliquer son étrange résilience.

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