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Dans la langue de l’autre

Pavla ZATVRSKA - interprète de liaison en milieu hospitalier Coordinatrice service interprétariat-médiation interculturelle CHU de Toulouse

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC MIGRANT, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°48 – Le migrant précaire entre bordures sociales et frontières mentales (Juillet 2013)

Le patient qui ne maîtrise pas la langue du pays d’accueil se retrouve par défaut dans une position de précarité multiple additionnée qui commence par une précarité sociale et administrative.

Bien que l’information éclairée et consentie reste au cœur du dispositif médical actuel, que se passe-t-il lorsque l’on devient un sujet en perte d’autonomie, sans moyen d’expression et de compréhension ? Lors d’un entretien entre un patient allophone hospitalisé, une assistante sociale et un interprète, une infirmière rentre et demande au patient : « Votre femme, est-elle allée chercher à la pharmacie…… » suit un terme médical prononcé à toute vitesse (incompris aussi bien par l’assistante sociale que l’interprète). Le patient répond en souriant : « Oui. » L’infirmière confirme en partant : « Parfait.» S’ensuit un échange non verbal entre l’assistante sociale, surprise, et l’interprète. L’assistante sociale se tourne vers le patient : « Vous avez compris quelque chose ? » Après la traduction, le patient répond : « Non. » Le silence se répand … Il s’agissait d’un test d’analyse d’urine que les patients doivent se procurer sur ordonnance à l’extérieur et sans lequel l’analyse ne peut pas être effectuée.

Toute tâche quotidienne (prise d’un rendez-vous, avertissement de son absence, compréhension des consignes) devient un obstacle difficile à franchir. Différents mécanismes modifiant les relations s’activent alors sans être forcément repérés et pouvant créer des tensions et des incompréhensions. L’illusion d’être compris… L’interprète-médiateur peut devenir un pont vers l’autre, sous condition d’être dans une posture de tiers, à une juste distance et dans la confidentialité, permettant de créer des espaces de rencontre dans le croisement fidèle de deux langues.

Monsieur B se trouve dans un service spécialisé d’un grand CHU dans le cadre d’une prise en charge d’une pathologie chronique. Le docteur demande : « qui est votre médecin traitant ? » L’interprète traduit, en l’indiquant au médecin, par un terme correspondant (« médecin de famille »), en complétant par la traduction littérale de l’expression). Monsieur B répond : « je n’en ai pas.» Le médecin est contrarié : « je ne suis pas certain de pouvoir continuer votre prise en charge si vous prenez votre situation aussi à la légère… » L’interprète voit le patient surpris par le ton du médecin. Il traduit et décide aussitôt de proposer de sortir de la traduction. Il indique que Monsieur B ne connaît vraisemblablement pas le rôle du médecin traitant en France et il invite le patient à la vérification de cette supposition. Le patient réagit : « oui, je vais chez le médecin là-bas au centre à côté du marché où il faut s’inscrire ». Le médecin ne comprend pas, la tension monte… L’interprète devine grâce aux descriptions indirectes que le patient est en réalité suivi par un médecin dans l’un des services de médecine humanitaire et remplit tout à fait les « conditions » exigées par le médecin (suivi, lien….). Situation où sans la médiation et son acceptation, la relation patient – médecin serait fragilisée pour une seule et unique raison : la non reconnaissance du système et les mots mêmes, intraduisibles (médecin traitant, nom d’un service, d’une personne). Dans cette situation le patient est en réalité préoccupé par sa problématique de santé et adhère parfaitement au traitement mais ne connaît pas simplement l’organisation de la prise en charge. Il n’a pas compris l’objectif de la question. La rencontre dans la langue de l’autre, ne peut se passer de la rencontre à travers des références de l’autre en tant qu’individu mais souvent également à travers sa position individuelle vis-à-vis des repères et des savoirs culturels. Nous sommes, à la limite d’une frontière infiniment fine, entre la médiation interculturelle (culture au sens large) et le risque d’interprétation, qui peut être engendré par la perte de la juste distance.

L’infirmière explique, en présence de l’interprète, le protocole de prise en charge. Les phrases se succèdent : « il faut nous appeler, si […] il faut appeler l’ambulance pour venir à l’hôpital, si […] il ne faut pas venir pour la cure, si […] ». Autant de consignes, accessibles sur le moment, mais qui ne pourront pas prendre de sens pour cette mère d’un petit enfant soigné pour une pathologie lourde, qui vit, isolée, dans un hôtel, en guise d’hébergement d’urgence, et sans moyen pour les appliquer. Le migrant, par sa perte d’autonomie à cause de la barrière linguistique, ne rentre pas dans le protocole. Tout malentendu peut avoir des conséquences lourdes pour la santé de son enfant. La situation de la mère se précarise. L’équipe saura-t-elle comprendre ce contexte et trouver des moyens pour adapter le protocole ? L’interprète pourra être alors une ressource pour aider l’équipe en traduisant des outils adaptés qui permettront une autonomie « de crise » partielle. Bien que le métier d’interprète médiateur en milieu médicosocial existe en France depuis quelques dizaines d’années, des freins dans la pratique professionnelle restent encore profondément ancrés. Souvent, il est invoqué des raisons de budget, de solution immédiate, d’urgence, etc. Toutes ces raisons sont partiellement et évidemment présentes, mais dans ma pratique d’interprète hospitalier, je me rends souvent compte que même en l’absence de ces obstacles, les mécanismes de résistance pour avoir recours à l’interprète restent importants. Lorsqu’une équipe soignante rencontre un problème de barrière linguistique, les premières réactions sont, encore trop souvent : « pouvez-vous venir avec quelqu’un ? », « avez-vous de la famille ? » Ou encore « il n’y a pas quelqu’un par-là qui parle le… ? » Notre voix est alors portée par ce quelqu’un à qui nous la donnons ou ne lui donnons pas le choix de ne pas la prendre… Nous la perdons alors et en même temps que nous maintenons dans la précarité l’autre, nous nous y faisons rentrer nous-mêmes.

Ai-je peur de l’autre-interprète qui va se hisser dans ma relation avec mon patient ? Ai-je confiance dans les compétences de l’autre-interprète ? Ai-je connaissance du rôle de l’autre interprète ? Ai-je l’expérience de comment travailler avec et quelles relations sont-elles possibles ? Suis-je prêt à entendre une parole d’ailleurs ? Suis-je prêt à adapter ma pratique ?

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