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Que transmettre du travail de rue ?

Carole FAVRE - Infirmière, EMPP Cannes

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°46-47 – Compétence en humanité précaire et passage de relais (Décembre 2012)

La question retient toute mon attention à l’heure des inégalités des moyens déployés dans les hôpitaux, des inégalités des politiques de santé dans les communes, des inégalités de l’accès aux soins des plus démunis ou des plus isolés, constatées au quotidien sur le terrain. Question difficile à traiter en quelques mots.

Des changements multiples ont également affecté les pratiques soignantes soumises à cette diversité, sensibles aux débats cliniques et sociaux sur la question et parfois en proie à des manques de moyens ou à des incohérences institutionnelles. S’il m’est aujourd’hui donné de laisser un témoignage de cette expérience d’infirmière de rue, c’est par deux approches que je souhaite l’aborder. Une approche qui tend à développer un regard et une sensibilité clinique sur les personnes croisées, rencontrées comme les témoins d’une vie en dehors, d’une vie de dehors, d’une vie dehors. Comme si cette vie pouvait faire référence à une façon d’être au monde. Bien sûr il existe tant de manières de vivre l’ « habiter », le « dormir », le « manger », l’« aimer », le « vivre » avec ou sans les autres, compagnons d’infortune, famille, professionnels divers. Tant de façons de vivre la maladie, la peur, le désaveu de soi. Tout autant de choses qui participent à la modalité de la structure psychique, de la rencontre avec son propre corps, le désir, le déni, l’abandon, la survie.

Tant de façons de saisir la pluralité des situations et rendre aux individus leur singularité. L’approche clinique se construit au fur et à mesure de la rencontre, de l’observation, des échanges entre professionnels. On repère que les lieux de vie des sans abris sont souvent associés à une histoire de vie, que la rue agit pour beaucoup sur la construction psychique du sujet et de ses défenses, de son rapport à l’intime, conditionne ses relations aux autres, le soumet à des stratégies d’adaptation, le marginalise dans son rapport aux réalités normées des institutions : être à l’heure, être engagé dans un suivi social ou dans un soin, se projeter dans l’avenir… Beaucoup de ces personnes sont en rupture de soins, les hôpitaux et les urgences se révélant bien souvent en inadéquation quant à leurs attentes et leurs besoins. Le temps opère au fur et à mesure sur elles des mécanismes de repli, de refus voire de déni des conséquences psychiques et physiques probables ou manifestes, inhérentes à la vie dans la rue. L’individu se vit comme un étranger face à un monde étranger à lui-même. La rue s’est refermée sur lui et il ne parvient plus à s’y projeter en dehors. A l’hôpital, il arrive que les sans abris ne soient pas traités tout à fait comme des patients classiques, en psychiatrie ou ailleurs. Résistance que l’on sait pouvoir s’expliquer de multiples façons : incompréhension, gêne, peur, manque de temps, clivages des sujets et des problématiques… Ce n’est pas à la clinique qu’il revient de répondre seule à la stigmatisation de ces patients. Et pour cause. Il n’existe aucun médicament contre la désaffiliation, l’errance ou la marginalité.

C’est à l’approche humaine pour ne pas dire thérapeutique qu’il convient de faire ce trajet qu’aucune chimiothérapie, aucun protocole ne fera jamais. L’ humain , c’est aussi le médicament. Le relationnel, c’est aussi l’efficacité du soin, car il est le soin. Le soignant, le thérapeute, le travailleur social, dans leurs paroles, dans leurs gestes sont alors incorporés, absorbés, agissant à la manière que le ferait un médicament, faisant référence au lien, à la communauté humaine, à la dignité, à l’écoute… Cette dimension humaine n’a pas de frontières. Elle ne distingue pas le champ sanitaire du champ social, elle est inhérente à chacun. Elle ne fait pas l’économie de l’approche clinique, mais se soustrait volontiers aux protocoles et libère dans bien des cas le professionnel de son sentiment d’impuissance.

Travailler dans la rue, c’est faire l’expérience d’un exil, d’une marginalisation du regard de soi porté sur le soin, sur sa propre identité de professionnelle, sur ses pratiques souvent peu ou mal comprises des collègues de l’hôpital. C’est faire l’expérience du regard étranger de nos pairs. C’est faire l’expérience de circuler dans un système mal connu, incompréhensible aux yeux des services soignants et dont le professionnel se voit être le porte-parole.

Faire l’expérience également de ce regard porté sur la rue, regard qui la détourne de sa fonction initiale : lieu de déplacement, de circulation, puis lieu de rencontre, de vie, de retraite voire de mort ; regard porté sur le corps, la maladie. Comment rester intact de cette « contamination » dont nous parle Patrick Declerk, lorsque des années durant, je n’ai eu de cesse en tant qu’infirmière et en tant que personne, de réfléchir à cette frontière du dedans et du dehors que la rue impose ? Travailler dans la rue, c’est y être un peu sans y avoir vécu, témoigner d’une part de soi soignante qui s’accorde dans ces contrastes.

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