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Les migrations internationales, un enjeu mondial

Catherine WIHTOL DE WENDEN - Directrice de recherche au CNRS (CERI)

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°43 – La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale (Janvier 2012)

La mondialisation des migrations fait partie de ces globalisations contradictoires, où le développement d’un phénomène à l’échelle mondiale vient contredire le bien fondé d’autres logiques. Les configurations qu’elle emprunte sont le reflet d’un ensemble de défis mondiaux, politiques, économiques, démographiques, culturels, environnementaux qui témoignent des inégalités d’un monde pourtant de plus en plus interdépendant.

La mobilité menace l’Etat-nation, même s’il résiste fortement. Le nomadisme et la circulation migratoire deviennent les figures de l’hyper modernité, les phénomènes migratoires se diversifient, depuis le nomadisme jusqu’à la sédentarisation, les identités se transforment, la notion d’intégration entre en crise, des termes comme le multiculturalisme, les discriminations positives ou le co-développement vieillissent, laissant la place au cosmopotisme, au transnationalisme, aux politiques diasporiques des Etats de départ et à la gouvernance multilatérale. L’impact de la crise de 2008 invite aussi à revoir certaines analyses tandis qu’émergent, à l’échelle mondiale, le droit de migrer et une demande diffuse de démocratisation du droit à la mobilité.

En ce début du vingtième siècle, les migrations se sont mondialisées. Avec 214 millions le nombre de migrants internationaux en 20091, soit 3% de la population mondiale, un chiffre qui a triplé depuis quarante ans, presque toutes les régions du monde sont concernées, soit par l’arrivée, soit par le départ, soit par le transit de migrants alors qu’il y a trente ans, seuls quelques pays du monde étaient impliqués. Cette mondialisation des flux se caractérise par la venue récente d’étrangers dans des pays avec lesquels ils n’avaient pas de liens antérieurs, soit sous la forme du « saupoudrage » de nationalités diversifiées, soit par la construction de « quasi diasporas » grâce à des réseaux transnationaux puissants, soit par la perpétuation des anciens « couples migratoires » des migrations post-coloniales, ou d’anciens « travailleurs hôtes ».

Mais la mondialisation est aussi une globalisation des migrations : l’interdépendance des crises politiques et économiques, l’apparition d’enjeux mondiaux (comme la population, l’environnement, le développement, l’alimentation, l’énergie, l’urbanisation, l’absence de démocratie) ont un lien avec les migrations et les projets de gouvernance mondiale des migrations font de la mobilité le facteur essentiel du développement humain.

Une autre caractéristique de cette globalisation humaine est l’effacement relatif des catégories qui avaient permis dans le passé d’analyser les migrations : les frontières se sont estompées entre pays de départ, pays d’accueil et de transit, certains d’entre eux étant les deux ou les trois à la fois (Mexique, Turquie, Maroc), les distinctions sont devenues de plus en plus floues entre les migrants de travail et d’asile qui fuient à la fois des pays pauvres et mal gouvernés, enfin le même individu peut, au cours de sa vie, emprunter plusieurs statuts, du sans papier à l’élite qualifiée, une situation rarissime au temps des ouvriers spécialisés. Ce brouillage des frontières s’étend aussi aux politiques migratoires, qui affichent la fermeture de la porte principale tout en entrouvrant la porte de service, pour des raisons démographiques et de besoins de main d’œuvre. La diversification des profils de migrants accompagne aussi la mondialisation des flux : aux travailleurs masculins, jeunes, ruraux et peu qualifiés des années de croissance ont succédé des élites urbaines très qualifiées, des femmes, des mineurs non accompagnés, des immigrés âgés, des demandeurs d’asile, des migrants pendulaires, des étudiants, des touristes au long cours, les moins qualifiés étant aujourd’hui des sans papiers. En vingt ans, le paysage migratoire s’est considérablement transformé.

Les enjeux migratoires sont à la source d’une recomposition des sphères d’influence. Presque toutes les régions du monde sont aujourd’hui concernées par l’arrivée, le départ ou le transit de populations devenues de plus en plus mobiles, aux profils de plus en plus diversifiés : femmes, enfants mineurs, qualifiés, cerveaux, entrepreneurs, touristes mais aussi populations peu qualifiées ou acceptant une forte déqualification et venues offrir leurs bras et parfois leur corps.

Les migrations atténuent les grandes lignes de partage du monde

Ces mobilités, qu’elles soient temporaires, pendulaires ou définitives, affectent plus particulièrement les grandes lignes de partage du monde, là où les écarts de richesses, de niveau de vie, de profils démographiques, de régimes politiques, sont les plus criants. Ainsi, la méditerranée est devenue l’une des plus grandes fractures du monde, où une population âgée à 50% de moins de 25 ans sur la rive sud et pour le tiers au chômage fait face à une démographie vieillissante en Europe, l’âge médian (âge qui sépare de façon égale la population en deux groupes) étant passé en 50 ans de 28 ans à 41 ans en Italie, par exemple, entre 1950 et 2010 alors qu’en Afrique sub-saharienne il est de 19 ans. Une autre grande ligne de fracture est formée par la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, la plus importante du monde par le nombre de passages clandestins et de sans papiers vivant aux Etats Unis (quelques 11 millions), puis par celle séparant la Russie de la Chine où le face à face entre population, territoire et ressources du sous-sol est particulièrement vif. Certaines régions du monde ont connu récemment de grandes mutations migratoires, passant du statut de pays de départ à celui de pays d’accueil : c’est le cas de l’Europe du sud, ancienne région d’émigration devenue région d’immigration, mais aussi de l’Europe de l’est où s’installe une chaîne migratoire d’est en ouest : tandis que les Polonais vont travailler en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Irlande, les Ukrainiens et Biélorusses vont travailler en Pologne.

Parmi les enjeux qui pèsent sur l’avenir des migrations, l’enjeu démographique oppose une population riche et vieillissante d’un côté, pauvre, jeune et disponible de l’autre où les pénuries de main d’œuvre sont caractérisées par un marché du travail qui manque de bras mais qui cherche pourtant à n’attirer que les plus qualifiés (Europe, Etats-Unis, Canada). L’enjeu énergétique entraîne la quête de ressources naturelles (pétrole, minéraux, eau) en échange de grands travaux (continent africain). L’enjeu politique est alimenté par de grandes crises porteuses de migrations forcées et où des facteurs institutionnels limitent la mobilité ou créent au contraire des solidarités transnationales par delà les frontières des Etats. Les questions environnementales (désertification, réchauffement climatique, catastrophes naturelles, appauvrissement des sols) ainsi que la faim et l’urbanisation galopante sont aussi à la source de nombre de migrations futures, faute d’alternatives à la migration. Le réchauffement climatique et les catastrophes naturelles occasionnent des déplacés environnementaux : dégel, inondations, immersion d’îles s’élevant à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer, cyclones et tornades, tremblements de terre, éruptions volcaniques. Les experts du climat prévoient que d’ici 2050, le nombre de ces déplacés pourrait s’élever à un chiffre oscillant entre 50 et 200 millions, doublant le nombre des migrants internationaux.

Les relations entre migrations et développement pour lesquelles les travaux de spécialistes montrent que le développement, loin de mettre enfin aux migrations dans les pays pauvres et émergents, est souvent un facteur d’accroissement des mobilités du fait de l’urbanisation, des progrès de la scolarisation et de l’individualisation des décisions migratoires, qui dessinent des spirales migratoires. La migration apporte un mieux être, voire une assurance par les transferts de fonds, l’accès à la monétarisation de l’économie, à la consommation, à la santé, tout en préparant de futurs candidats à la migration car peu de migrants investissent dans leurs pays de départ, qu’ils considèrent comme corrompus, non démocratiques, indignes de confiance pour y investir sur place ou retourner y vivre. L’enjeu des politiques de développement est désormais de restaurer la confiance dans les pays de départ, quand la migration devient une forme de dissidence par rapport à l’Etat. Elle traduit une absence d’espoir dans la capacité des pays de départ à offrir un changement de vie. La globalisation des migrations transforme aussi la citoyenneté. Elle enrichit celle-ci de nouvelles valeurs comme la diversité culturelle, la lutte contre les discriminations, le dialogue des civilisations. Tous ces facteurs déterminent une recomposition des sphères d’influence des Etats d’accueil et de départ.

Les facteurs de recomposition des sphères d’influence

Outre les facteurs démographiques, l’inégale répartition des richesses, l’information, la constitution de diasporas transnationales, l’économie du passage, l’urbanisation rapide des régions de départ, les crises politiques, les liens culturels et linguistiques à la source d’une place accrue des migrations sur la scène internationale, un élément nouveau s’est ajouté, le changement de regard sur la migration : de marginale qu’elle était hier politiquement, elle est devenue un enjeu international central aujourd’hui.

Non sans paradoxe, alors que les échanges se multiplient et que la mobilité est valorisée, seule la mobilité des hommes fait l’objet de restrictions, au nom de la sécurité et de craintes pour l’intégration. C’est ce que certains appellent « le paradoxe libéral », ce qui est bon économiquement est jugé risqué politiquement2. James Hollifield montre à ce propos que politiquement, le commerce international et les migrations obéissent à une logique inverse. Les Etats les plus pauvres poussent vers l’ouverture des frontières, les Etats les plus riches veulent contrôler les migrations et fermer les frontières, tout en voulant une plus grande ouverture du commerce international.

Un nombre croissant de pays sont concernés par la migration, mais près d’une personne sur dix est migrant dans les pays riches contre une personne sur soixante dix dans les pays en développement. Des sphères d’influence se redessinent à travers ces paramètres devenus fondamentaux, découpant le monde en champs migratoires nouveaux. Une diplomatie des migrations et des réfugiés se construit régionalement, par les pays d’accueil, par les pays de départ et par les migrants eux-mêmes qui deviennent ainsi acteurs occasionnels des relations internationales dans la mesure où ils tentent d’infléchir les politiques étatiques. Une gouvernance mondiale des migrations se met en place sous le signe du multilatéralisme. Autant d’éléments émergents qui montrent la part des migrations dans la recomposition des relations internationales.

La population

Si la population n’est plus l’un des attributs de la puissance, en revanche, sa répartition et ses profils démographiques dessinent les contours des mobilités présentes et à venir. Le monde s’achemine vers un big bang démographique : la population mondiale est de 6,5 milliards d’habitants et atteindra 8 milliards en 2030 et 9 milliards d’ici 2050. En Europe, une grande partie des populations actives d’aujourd’hui, les « baby boomers » entreront dans une phase de vieillissement ou de grand vieillissement pour certains à ces dates, avec des générations futures moins nombreuses, notamment dans des pays comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie qui connaissent une baisse vertigineuse de leur taux de natalité. L’Allemagne, d’ici 25 ans, pourrait ainsi perdre 4 à 7 millions d’habitants, car le tiers de femmes, notamment chez les diplômées, n’a pas d’enfants. En Russie, le déclin démographique se chiffre par une perte d’un million d’habitants par an et l’espérance de vie masculine a régressé depuis vingt ans. La France, malgré une bonne situation démographique, comptera d’ici 2030 un Français sur deux de plus de 50 ans et les inactifs y seront plus nombreux que les actifs. Ce vieillissement coûte cher en Europe, socialement et économiquement. Les Etats-Unis sont la seule nation industrielle au monde à rester jeune grâce à son immigration, notamment en Californie et dans les autres Etats du sud où elle est synonyme de dynamisme et de croissance. D’autres régions du monde ont une population qui va continuer à croître, comme l’Inde ou le continent africain. L’Inde s’achemine vers 1,6 milliard d’habitants en 2050, la Chine va connaître un tassement de son milliard et demi d’habitants à cause de la politique de l’enfant unique en milieu urbain et l’Afrique aura dépassé l’Inde et la Chine à la fin du siècle avec plus de deux milliards d’habitants. Mais le migrant « moyen » est asiatique, il se déplace et travaille en Asie.

De nombreuses régions d’accueil (Europe, Japon, Russie) font face aux effets du vieillissement démographique et à des pénuries de main d’œuvre dans les secteurs non délocalisables comme le bâtiment et les travaux publics, l’agriculture, les soins aux personnes âgées, les métiers du tourisme, avec des régions de départ qui ont une population jeune, de plus en plus urbaine et scolarisée, frappée massivement par le chômage et tentée par la mobilité. Autour de 2050, l’Afrique constituera, avec l’Inde et la Chine, le plus grand réservoir démographique de la planète. On estime néanmoins que la population mondiale va se stabiliser entre 9 et 11 milliards d’habitants à partir de 2050 avec l’amorce d’un déclin de la natalité à cette date. Les flux migratoires pourraient alors devenir une opportunité plus qu’une menace, les Etats d’accueil entrant en compétition pour obtenir les immigrés qu’ils souhaitent tout en craignant les brassages.

Les ressources naturelles

Comment 9 milliards d’êtres humains vont-ils réussir à cohabiter sur la terre ? Le modèle occidental ne peut pas fonctionner pour la Chine ni pour l’Inde car la même consommation automobile ou en eau rendrait le monde non viable. Des sociétés entières, dans le passé, n’ont pas survécu à leur mode de développement, du fait des sécheresses liées à la surconsommation de bois (Ile de Pâques, Mésopotamie). Les ressources naturelles et la richesse qu’elles engendrent sont aussi à la source de nombreuses migrations. Aujourd’hui, plusieurs régions du monde ont connu une nouvelle donne migratoire du fait de leurs ressources pétrolières, minières ou halieutiques et des populations qu’elles attirent, comme le Venezuela, l’Angola, la Guinée Bissau. Les pays du Golfe sont ainsi devenus, depuis le milieu des années 1970 et la hausse du prix du baril de pétrole, des régions d’accueil du fait de leur manque de main d’œuvre et de voisins riches en main d’œuvre mais pauvres.

Les phénomènes environnementaux

L’eau est aussi un enjeu de migrations et de conflits : la désertification du Sahel a pour effet d’attirer les populations sub-sahariennes vers l’Afrique du Nord, devenue région de transit pour des migrations vers l’Europe. Les Kurdes de Turquie, d’Irak, d’Iran et de Syrie tirent une partie de leur position stratégique au fait que leurs territoires abritent les grands barrages et les plus grandes ressources d’eau de la région. Le réchauffement climatique et les catastrophes naturelles (éruptions volcaniques, cyclones, inondations), la désertification, l’appauvrissement des sols, la déforestation, le dégel, l’élévation du niveau des mers pourraient faire doubler le nombre de migrants. L’île de Tuvalu, dans le Pacifique voit la survie de ce petit Etat et sa population (9 000 habitants) menacées par la montée des eaux de trois mètres au-dessus du niveau de la mer. Selon le rapport Stern sur les conséquences économiques du changement climatique (2006), le nombre de personnes déplacées par le changement climatique pourrait s’élever à 200 millions en 2050 si rien n’est fait pour en endiguer les effets. Aucune disposition n’existe pour l’instant pour conférer à ces populations déplacées le statut de réfugiés de la Convention de Genève.

Les crises politiques

Enfin, les crises politiques sont à l’origine de millions de déplacements forcés dans le monde (40 millions, dont 25 millions de déplacés internes). Une petite partie bénéficie du statut de réfugié (9 millions), il s’y ajoute 4 millions de réfugiés palestiniens, 10 millions de déplacés pour des projets de développement (comme le barrage des Trois Gorges en Chine), des demandeurs d’asile, des déplacés environnementaux et de rapatriés. Au cours des trente dernières années, l’Amérique latine (Chili, Argentine, Amérique centrale, Colombie, Haïti), l’Afrique (région des grands lacs, Algérie, Côte d’Ivoire, Darfour), le Proche et le Moyen Orient surtout (Afghanistan, Liban, Palestiniens, Iran, Irak, question kurde) mais aussi l’Europe (ex-Yougoslavie) ont provoqué un pic de réfugiés en Europe dans les années 1990, dépassant les 500 000 demandeurs d’asile par an (438 000 en Allemagne en 1992), suivi d’un ralentissement dix ans plus tard mais qui se traduit par des personnes déplacées dans les pays voisins des zones de conflits (corne de l’Afrique, Syrie, Iran, Pakistan) ou par des zones de protection dans les pays en crise (déplacements internes). Les régimes autoritaires, les mouvements identitaires à fondement ethnique ou religieux, les revendications territoriales, le terrorisme sont à la source de ces mouvements de populations, définitifs ou provisoires, souvent abrités par des pays aussi pauvres qu’eux.

Tous ces facteurs alimentent des migrations aux visages de plus en plus diversifiés. A la différence des années 1970, les migrants sont de moins en moins des ruraux venus comme main d’œuvre provisoire vivant dans le mythe du retour au pays. La migration d’aujourd’hui s’est féminisée, urbanisée, est de plus en plus scolarisée et aspire à se réaliser individuellement mais elle ne migre plus nécessairement pour faire vivre sa famille au pays. Ces nouvelles migrations sont infléchies par les politiques des pays d’accueil qui limitent la mobilité et par les politiques des pays d’origine qui créent au contraire des solidarités transnationales par delà les frontières des Etats afin d’exercer une « diplomatie des migrations » à distance.

Les nouveaux champs migratoires d’influence

L’Europe, une diplomatie balbutiante des migrations et des réfugiés

Depuis plus de quinze ans, les images télévisuelles donnent à voir des clandestins venus d’Albanie, du Moyen Orient, de Chine, d’Afrique sub-saharienne débarquant sur les côtes d’Europe du sud ou entassés dans des containers avec pour destination un pays européen. Au cours de cette période, l’Europe, qui peine à contrôler ses frontières et tente d’associer à cette tâche ses voisins de la rive sud de la méditerranée, est devenue l’une des plus grandes régions d’immigration du monde. Mais elle tarde à se reconnaître comme telle car elle a longtemps considéré l’immigration comme un phénomène provisoire, non constitutif de son identité et elle a donné la priorité à la sécurité sur les besoins de main d’œuvre et d’inclusion sociale sans prendre toute la mesure du vieillissement de sa population. L’Union européenne, seule espace de libre circulation performant pour ses membres est aussi la seule région du monde où l’immigration de travail salarié est restée fermée pendant plus de trente ans entre 1973 et 2005, selon les pays d’accueil. L’européanisation des politiques migratoires, amorcée depuis les accords de Schengen a eu pour effet de renforcer les dispositifs sécuritaires, qui coexistent depuis les années 2000 avec le souci d’attirer les élites dans un contexte de compétition mondiale avec la recherche de compétences et de talents et de répondre aux besoins de main d’œuvre. L’Europe cherche à la fois à maintenir ses frontières fermées aux uns et à les entrouvrir aux autres, un exercice difficile sous le contrôle d’une opinion publique utilisée comme arbitre du maintien de mesures répressives.

 

Sphères d’influence des pays d’accueil et politiques diasporiques des pays de départ

D’autres pôles migratoires, comme la Russie avec ses voisins (Chine, républiques musulmanes d’Asie centrale), les Etats-Unis et le Canada face au Mexique et aux pays d’Amérique latine, les pays du Golfe et le monde arabe et musulman, l’Australie et le Japon avec les pays d’Asie du sud-est et du Pacifique créent des sphères d’influence où le marchandage n’est pas exclu, mais où le multiculturalisme est sans cesse revisité, où le vivre ensemble se poursuit malgré des heurts et des rejets, où la lutte contre les discriminations peine à s’imposer mais est au programme. Les migrants peuvent être aussi les acteurs de cette « diplomatie par le bas », dans la manière dont ils négocient leur coprésence, « ici » et « là-bas ». La double nationalité se développe, par le jeu de l’extension du droit du sol dans nombre de pays d’accueil anciennement régis par le droit du sang pour les générations nées dans ces pays et par le maintien du droit du sang dans la plupart des pays de départ . Ces derniers y voient le maintien de liens avec leurs ressortissants de la « diaspora », voire l’exercice de stratégies d’influence à travers le vote de ceux-ci dans les pays d’accueil (le cas des « Chicanos » aux Etats-Unis est le plus emblématique) ou même d’ intrusion faite de dialogue à propos de l’islam de leurs coreligionnaires en pays d’immigration.

Une diplomatie d’un nouveau genre, la gouvernance mondiale des migrations

Enfin, une autre diplomatie se situe à un autre niveau : celui de la gouvernance mondiale des migrations internationales, lancée par 14 organisations internationales et ONG à Genève en 2004, soutenue par les Nations unies en 2006 et portée par le Forum Mondial des migrations à Bruxelles en 2007, à Manille en 2008 et à Athènes en 2009. Cette décision multi acteurs associe les Etats d’accueil et de départ aux associations, syndicats, employeurs, associations de migrants et de co-développement pour mettre à jour leurs contradictions quant à la mobilité des personnes. En toile de fond, la signature par seulement 42 Etats de la Charte des Nations Unies sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles de 1990 fait figure de texte de référence3, de même que la déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 qui énonce le droit de toute personne de quitter son pays y compris le sien. Mais le chemin est encore long avant l’énonciation d’un droit à la mobilité comme droit de l’homme pour le vingt et unième siècle, dont il reviendrait ensuite aux Etats ou à une gouvernance d’acteurs multiples de restreindre temporairement les flux en fonction des opportunités et de l’ordre public.

Les relations entre migration et développement

Pays d’accueil et d’origine cherchent à faire des migrants et de leurs activités (transferts de fonds, diasporas de la connaissance, associations de co-développement) un facteur du développement des pays d’origine tout en fournissant une réponse aux manques de main d’œuvre et à la croissance démographique dans les pays d’accueil, dans une stratégie gagnant-gagnant-gagnant, pour les pays d’accueil, d’origine et pour les migrants eux-mêmes.

Le développement par l’exil, une idée neuve

Peut-on envisager le développement par l’exil ? Les relations entre migration et développement sont un objet de débats scientifiques et politiques parmi les plus controversés, opposants pessimistes et optimistes (Hein de Haas, 2010). Après une période de fermeture des migrations économiques (fin du bracero program aux Etats-Unis en 1965 et suspension de l’immigration de main d’œuvre salariée entre 1973 et 1974 selon les pays européens) où l’accent était mis sur le retour (« vivre et travailler au pays ») et où les transferts de fonds étaient considérés comme peu productifs, une nouvelle stratégie, dite de co-développement s’est fait jour. Elle s’est attachée à partir des années 1990, face à l’échec des politiques de retour, à soutenir dans les pays d’accueil les initiatives des migrants eux-mêmes vers leurs pays d’origine à travers les associations de développement, les transferts de fonds et les diasporas, en concertation avec les pays du sud. Dans le même temps, la fuite des cerveaux, une question délicate dans les débats nord-sud, notamment aux Etats-Unis qui ont attiré une migration très qualifiée, a été considérée comme une source de dynamisme économique au sud. Cette manne fait parfois défaut au pays : il y a davantage de médecins malawites à Manchester qu’au Malawi, le quart des médecins nés en Afrique n’y exercent pas. Mais ils sont une courroie essentielle au développement en Inde ou en Chine où les cerveaux et entrepreneurs partis à l’étranger forment des pôles de développement dans les régions de départ. Des pays européens, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et plus timidement la France ont essayé, au tournant du siècle, de rouvrir leurs frontières fermées depuis trente ans, aux compétences technologiques du monde entier dans un contexte de concurrence mondiale pour l’attraction des élites. Ces diplômés, sous employés dans leurs pays d’origine, constituent, par les envois de devises et les réseaux qu’ils y tissent, un lien profitable au développement à certaines conditions. Le brain drain se transforme alors en brain gain. Ainsi, l’immigration devient une source de richesse partagée (win win) au lieu d’aggraver la fracture, ce que quelques travaux historiques ont montré dans les périodes antérieures.

On a longtemps considéré, dans le débat public, que le développement était une alternative à la migration, car dans le passé, les pays de l’Europe du sud ont vu leurs mouvements migratoires vers l’Europe du Nord se tarir ou diminuer sensiblement au fur et à mesure de leur développement économique et de leur passage à la démocratie. Le développement a été alors non seulement économique mais aussi politique. C’est également vrai pour l’Europe de l’Est dont les migrations pendulaires s’expliquent en partie par l’espoir, puis sa concrétisation, d’entrée dans l’Union européenne ce qui a favorisé les mouvements d’allers et retours. Dans les pays du sud, l’équation « plus d’aide, moins de migrations » apparaît comme une solution en trompe-l’œil car l’hypothèse selon laquelle l’aide suscite la croissance, puis la diminution de la pauvreté et enfin celle des départs est fausse. La prévention des guerres civiles, la lutte contre la corruption et une gestion des flux migratoires sécurisant la mobilité font plus souvent défaut et l’investissement au pays est conditionné par le rétablissement de la confiance des migrants à l’égard des pays qu’ils ont quittés. A long terme, on peut présumer que le développement et surtout la transition démographique mettront fin aux plus fortes pressions de migrations peu qualifiées, mais à court terme la relation entre migration et développement s’auto entretient réciproquement. Le développement est un facteur d’exil et l’exil un facteur de développement.

Migrations et développement : un phénomène auto-entretenu

La migration est un facteur de développement. Les transferts de fonds des migrants vers les pays d’origine permettent à ceux qui sont restés sur place de vivre mieux : ils représentaient plus de 328 milliards de dollars en 2008 pour les transferts officiels, soit le triple de l’aide publique au développement, évaluée à 107 milliards de dollars pour la même année ; 14 milliards d’euros ont été transférés par les immigrés de l’Union européenne vers leurs pays d’origine en 2005, les transferts constituent 20% du PIB au Cap vert, 19% au Sénégal, 11% au Mali, 9% aux Philippines et au Maroc. Des réseaux transnationaux familiaux, économiques et culturels s’établissent et sont porteurs d’évolution dans les régions de départ et d’accueil. La migration permet d’exporter le chômage et la contestation sociale ou de trouver un débouché aux plus qualifiés qui cherchent à acquérir un niveau de connaissances plus élevé et qui ne trouvent pas sur place un emploi à la mesure de leurs compétences. Les immigrés peuvent se constituer acteurs du développement à travers des initiatives de co-développement local décentralisées. Des travaux d’historiens ont même montré que, dans le passé, la migration d’une importante partie de la population avait permis à celle qui était restée sur place de vivre dans de meilleures conditions, dans les pays scandinaves. Mais la migration peut aussi introduire une dépendance des pays d’origine à l’égard des fonds reçus des migrants installés dans les pays d’accueil et les familles devenir moins combatives et favoriser l’exode des cerveaux. Pourquoi les immigrés envoient-ils des fonds, d’autant plus élevés qu’ils sont moins qualifiés ? Pour la scolarisation des enfants, pour stabiliser la population sur place dans de meilleures conditions et réduire la pauvreté. La migration devient alors une stratégie de développement pour les pays à faibles revenus entrés dans un processus de transition : un Philippin sur onze vit à l’étranger et le care drain, c’est-à-dire la migration d’infirmières ou de « badanti » philippines (femmes qui gardent des enfants ou des personnes âgées en Italie) est source de brain drain pour leurs enfants qu’elles scolarisent dans de meilleures conditions, pour partir ensuite éventuellement.

Veut-on alors réellement réduire la migration ? Les politiques européennes qui cherchent à associer les Etats africains de départ au contrôle de leurs migrations clandestines risquent de se heurter à un double langage si la migration et les transferts sont une contribution à leur développement et permettent un mieux être aux familles restées au pays. Mais beaucoup d’exils ne sont pas du développement : 60% des migrants dans le monde ne quittent pas le sud, les deux tiers des réfugiés se dirigent vers d’autres pays du Tiers monde.

A l’inverse, le développement induit souvent la migration. La modernisation rapide des structures agraires, parfois induite par des programmes mondiaux de développement favorise un exode rural qui se dirige vers les périphéries urbaines des grandes métropoles du sud. Beaucoup de pays du Tiers Monde sont confrontés à la situation de l’Europe du dix-neuvième siècle, où le décollage économique a provoqué un exode rural et une urbanisation massive, qui s’est souvent soldée par la migration à l’étranger (Italie, Royaume-Uni, Allemagne). Le développement peut aussi signifier une prise de distance des individus à l’égard de leurs Etats d’origine quand ceux-ci sont non démocratiques, corrompus, pauvres et qu’ils n’offrent aucune perspective. Les migrants de plus en plus scolarisés, urbains et informés décident alors de réussir leur vie ailleurs, par la migration car ils considèrent que, chez eux, il n’y a aucun espoir.

Enfin, migration et développement ont souvent constitué un dialogue de sourds entre pays de départ et d’accueil : les pays de départ, quels qu’ils soient, voient généralement leurs migrants comme un élément positif alors que les pays d’accueil les considèrent comme un élément négatif et perturbateur pour leurs sociétés.

La sécurité intérieure et extérieure

Un autre enjeu tissant la diplomatie des migrations est lié à la sécurisation accrue du contrôle des frontières, mettant en conflit le respect des droits fondamentaux et les politiques sécuritaires. Le thème de la sécurité est devenu très présent dans les politiques européennes d’immigration dès le début des années 1990 mais les évènements du 11 septembre 2001 et le terrorisme (Paris 1995, Madrid 2004, Londres 2005, banlieue parisienne 2005) ont donné une légitimité accrue au lien entre l’immigration et la sécurité, construisant une continuité entre l’immigration, le terrorisme international, la violence urbaine et justifiant le renforcement du contrôle des frontières et la vigilance quotidienne à l’égard des étrangers et des populations dites « visibles », donc suspectes. Bien que peu de terroristes aient été directement liés à l’immigration, la plupart de ceux-ci étant plutôt des touristes ou des étudiants, ayant une résidence légale dans les pays d’accueil dont ils ont parfois même la nationalité, les amalgames dans l’opinion publique entre immigration, islam, délinquance, illégalité du séjour et terrorisme ont souvent été largement répandus. L’immigration est traitée, depuis la chute du mur de Berlin, en termes stratégiques, de menace ou de défi. Si la politique d’immigration ne peut pas prévenir le terrorisme, elle a diversifié ses contrôles, en les liant aux enjeux de sécurité interne et externe et à la coopération policière et judicaire internationale. La “sécurisation” de l’immigration n’est pas dépourvue de danger, car elle renforce le stéréotype de l’échec de l’intégration, de secondes et troisièmes générations aux allégeances douteuses, de réseaux transnationaux mafieux, de violences urbaines et d’islamisme radical : toutes situations qui coexistent mais sans beaucoup de liens entre elles et aux marges du phénomène migratoire. On assiste ainsi à l’internalisation des relations internationales (thèmes de la sécurité) et à l’internationalisation de l’ordre politique interne du fait de préoccupations externes.

De nouveaux intrus : les double nationaux et les sans papiers

Un autre questionnement sécuritaire a trait aux allégeances des populations issues de l’immigration, souvent soupçonnées de dissidence à l’égard des pays d’accueil et à la criminalisation du passage des frontières. Les cas de double nationalité se sont développés au cours des années récentes, depuis les années 1990, car beaucoup de pays d’accueil ont introduit le droit du sol pour mieux inclure les générations issues de l’immigration. Mais celles-ci ont souvent aussi le droit du sang qui prévaut dans nombre de pays d’origine, dont les pays musulmans.

La criminalisation des sans papiers4

Du fait du renforcement des lois visant à contrôler et à limiter l’immigration, l’illégalité est devenue une figure contemporaine et durable du migrant à l’échelle de la planète. Dans nombre de pays de départ, une part importante de la population envisage la migration comme l’unique façon de réaliser son projet et de pouvoir changer de vie. Mais les aspirations individuelles des « grilleurs de frontières » se heurtent au renforcement de celles-ci et au durcissement des législations d’entrée. Ceux qui n’ont pas d’autre possibilité d’entrer légalement, face à l’offre de voyage clandestin, économisent des années pour réaliser leur rêve. Une fois arrivés, ils recourent à des relations et acquièrent une connaissance des règles qui leur permet de développer des stratégies d’installation. Certains, comme les Algériens en France ou les Mexicains aux Etats-Unis par exemple, ont des liens familiaux ou d’origine commune avec des populations en situation régulière et bénéficient donc d’informations supplémentaires sur le pays d’accueil et ses institutions. Ils découvrent aussi qu’ils ont quelques droits. Malgré la diversité des profils et des itinéraires, dans tous les cas, l’objectif est d’obtenir des papiers et l’illégalité est perçue comme un risque à prendre qu’il s’agit de réduire ou de maîtriser. La régularisation est le symbole de la réussite sociale, elle est surtout un droit de circuler librement. Une fois les papiers obtenus, les migrants commencent souvent par rentrer chez eux, renouer des liens avec la famille, puis mieux faire valoir leur formation initiale et exercer de nouveau leur profession. Ce que les sans papiers cherchent à négocier, c’est la capacité, la liberté et le droit de circuler et de s’installer hors des frontières nationales, non seulement parce qu’on y a été contraint ou invité, mais aussi parce qu’on l’a choisi. La figure contemporaine du migrant est celle d’individus qui réagissent individuellement et collectivement aux privations « du droit à avoir des droits » dans les pays d’origine, comme dans les pays de destination. Considérés comme objets de politiques sécuritaires, à la frontière de l’ordre public interne et international, ils sont pourtant fort éloignés des formes de délinquance des populations installées.

Notes de bas de page

1 PNUD 2009, Lever les barrières. Mobilité et développement humains.

2 Hollifield J., « American Immigration Policy and Politics: An Enduring Controversy », in Gillian Peele and al, Developments in American Politics, 2010 (à paraître).

3 De Gutcheneire P., Pécoud A., Cholewski R. (2009). Migration and Human Rights. The United Nations Convention on Migrant Workers’ Rights. Paris, Ed. de l’UNESCO/Cambridge University Press.

4 Têtu-Delage, M.T. (2009). Clandestins au Pays des Papiers, Paris : La découverte.

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