Vous êtes ici // Accueil // Publications // Rhizome : édition de revues et d'ouvrages // Rhizome n°43 – La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale (Janvier 2012) // La maternité adolescente : au carrefour de la subjectivité et du social

La maternité adolescente : au carrefour de la subjectivité et du social

Ema PONCE DE LEON - Psychologue, Psychanalyste, Membre Titulaire de l’Association Psychanalytique d’Uruguay

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, Santé publique, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°43 – La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale (Janvier 2012)

Tout au long de l´histoire, la plupart des femmes se sont initiées comme mères dans la tranche d´âge qui correspond avec ce qu´on appelle aujourd’hui l’adolescence. L’OMS définit l’« adolescence » comme la période située entre l´enfance et l´âge adulte, c’est à dire environ entre 10 et 20 ans. Ce n´est pas pour autant un phénomène nouveau. Les changements sociaux et économiques qui ont eu lieu au XXème siècle, parmi lesquels se trouve l’apparition du concept d’« Adolescence », nous apportent un nouveau regard sur la maternité dans cette étape de la vie.

La maternité et l´adolescence ont une dimension subjective singulière, et sont en même temps des constructions sociales. En effet, ce qui est spécifique à la maternité adolescente se rapportera aux déterminants socioculturels de chaque époque, ainsi qu´à ceux de chaque région et couche sociale particulière.

Comme psychanalystes, nous étudierons le carrefour entre la subjectivité et l´entourage socio-culturel dans lequel le sujet est plongé. Etant donné le poids des déterminants sociaux sur la « Maternité Adolescente » nous situerons notre tâche clinique dans le contexte social.

Comment se positionner en santé mentale face à la maternité adolescente ?

Saisir et déconstruire les déterminants idéologiques et culturels, les mythes présents dans l´imaginaire social, autant les nôtres que ceux des sujets que l’on prétend aider

La maternité est un phénomène complexe et non univoque qui a évolué dans ses pratiques et dans l´imaginaire social au cours de l´histoire et dans les différentes cultures. Ce que nous voulons signaler c´est que l´évolution historique, bien qu´elle produise progressivement des changements radicaux dans l´exercice du rôle maternel, n´efface pas ce qui la précède. Cependant, un patrimoine transhistorique[1] se constitue, un sédiment fait de mythes et d’expériences transmis de générations en générations au travers d´images, de discours et de représentations qui nourrissent l´inconscient.

Révision des mythes2

Mythe 1 : La grossesse à l’adolescence est le résultat de la négligence et/ou est mal acceptée

La plupart des interviewées déclarent avoir planifié la grossesse, ayant un couple stable. Les expériences vécues qui dominent sur la maternité potentielles sont positives. Après la naissance du bébé les expériences vécues positives dominent aussi.

Mythe 2 : Le père n’est pas présent

Dans la plupart des cas, il existe une relation de deux années ou plus avec le père de leur enfant. La distribution des rôles de genre est traditionnelle : l´homme assure la subsistance et la femme est responsable de l´éducation et de la reproduction. Frustration des hommes à cause des difficultés d´accès au marché de travail

Mythe 3 : L’abandon des études par la mère adolescente se produit à cause de la grossesse

Dans les faits, celui-ci arrive plutôt avant la grossesse et il est lié à des circonstances familiales, sociales et aux centres éducatifs.

Mythe 4 : Il existe des antécédents de grossesses à l’adolescence dans la famille

Ces antécédents ne se trouvent que dans la moitié des cas, ce qui ne permet ni d’affirmer ni de nier ce mythe. L´âge apparaît plus lié au moment de l´initiation sexuelle et de la constitution du couple stable qu’aux antécédents familiaux.

Même si chaque époque fabrique ses impératifs pour régler les relations sociales en conjonction avec les situations historiques particulières, cet héritage du passé se transmet parallèlement de façon latente. Les sujets de chaque époque, de chaque culture et de chaque couche sociale sont les porte-paroles de conflits entre les injonctions socioculturelles actuelles et ce qui émerge de la propre histoire subjective et transgénérationnelle (dans une dimension familiale et également sociale).

Ces conflits expriment la tension entre des éléments culturels actuels et du passé. Quelle est la valeur de la maternité dans la société ? Que sous-entend le rôle maternel, que comprend-il ? Quelle est la fonction du père dans la structure familiale ? Comment les fonctions maternelles et paternelles sont-elles en lien ? La maternité comme une mission d’ordre social ou comme un choix ? Quel est le rôle des institutions, de la société et de l´État par rapport à la maternité ?, etc.

Les questions et les hypothèses que nous posons sont fortement orientées au niveau idéologique en fonction de la culture dans laquelle nous sommes immergés. Nous ne devons pas perdre de vue que nous sommes constamment confrontés avec ce qui est différent, et que nous devons laisser en suspend notre savoir professionnel pour “apprendre” d’une réalité inconnue et complexe, et, à partir de là, dessiner les formes des interventions.

Dans le contexte socioculturel du monde globalisé, dans lequel la femme de classe moyenne s´est consacrée au milieu éducatif et au travail presque à égalité avec l´homme, et dans lequel la maternité apparaît comme une option, la maternité adolescente est montrée comme un problème à éviter, idée qui s´appuie sur des discours concrets de la littérature sociologique qui soulignent un risque du point de vue médical, social et psycho-affectif. Les mythes en vigueur dans notre société nourrissent une vision problématique de la grossesse à l´adolescence, avec une approche de risque et non de situation.

Pourtant, chaque situation mérite un regard particulier, nous ne pouvons pas anticiper le fait que la maternité à l´adolescence aura des conséquences négatives, sans perdre de vue la complexité que signifie conjuguer deux processus critiques en même temps : “…la crise normale de la grossesse se superpose à la crise normale de l´adolescence, qui elle, suppose une lutte conjointe entre des exigences biologiques et psychologiques » (Vives y Lartigue de Vives, 1991), bien que le plus grand risque prenne forme lorsqu’une situation de pauvreté et d´exclusion sociale antérieure à la grossesse s’ajoute à ces facteurs.

Selon Peña y Buchwald, dans la clinique avec des adolescentes enceintes, bien que l’on observe des scènes psychiques très différentes, on peut distinguer quelques situations récurrentes :

– Des manques dans le processus de séparation-individuation de la propre mère. L’adolescente revivra à travers l´enfant l´impossibilité de la coexistence de l’union et de la séparation.

– Un manque de narcissisation lors des premières périodes de construction de l’appareil psychique, pendant lesquelles l’enfant et/ou le couple restaurent l´union perdue, au travers d´un « être avec l´autre ».

– La tentative de vérifier la fécondité et une complétude imaginaire à travers la grossesse. La crise surviendra avec la naissance et l´allaitement.

La non résolution de ces conflits donne lieu à des tableaux régressifs dans lesquels l´enfant est vécu comme un frère avec lequel la mère se trouve en concurrence vis à vis de ses besoins de soins maternels, et donc dans une impossibilité à se séparer de sa famille d´origine. Il existe cependant des adolescentes qui ont un niveau de maturité suffisant qui leur permet d’intégrer le rôle maternel dans leur identité, ce qui amène des situations paradoxales à plusieurs niveaux.

Les motivations subjectives des adolescentes qui tombent enceintes ont souvent un rapport avec la quête d´équilibres narcissiques dont nous avons déjà parlé qui, dans cette circonstance, peuvent devenir la meilleure alternative pour l’homéostasie psychique. Nous ne devons pas oublier que ces grossesses posent fréquemment la question de l´avortement et qu’il a été choisi consciemment ou inconsciemment de continuer la grossesse. Toutefois, étant donné les conditions sociales défavorables dans lesquelles évoluent, pour la plupart, ces jeunes filles, celles-ci ont souvent des difficultés importantes pour élever leurs enfants.

L’“approche de situation” permet d´intégrer la perspective subjective qui se réfère aux expériences vécues et aux circonstances singulières de chaque cas. Elle propose des dispositifs qui prennent en compte les particularités de cette population en difficulté, en fonction de l´étape de la vie de chacun, avec une perspective sociale qui fait attention aux problèmes sociaux, le facteur de plus grand de risque pour l´avenir. Il s´agit donc de réponses qui intègrent la dialectique sujet-société.

Privilégier les politiques sociales qui ont des effets symboliques

Dans ce sens il est intéressant de citer comme exemple une recherche réalisée en Uruguay (Gandelman N., 2007) pour mesurer l´impact de l´accès concret au titre de « propriété du logement dans les secteurs de peu de ressources ». En évaluant la présence d´événements familiaux significatifs dans les groupes traités face au groupe contrôle, on a trouvé l´information surprenante d´une diminution de la moitié des taux de grossesse chez les mineures de 16 ans. Notre hypothèse est que, si la quête de l´enfant chez ces adolescentes est fréquemment liée au fait de posséder quelque chose de personnel et de créer une sensation de protection mutuelle, l’accès de la famille au statut de propriétaire du logement produit des effets concrets de stabilité et de protection sociale et symbolique en vue d’occuper une place nouvelle dans la société. Pourtant nous savons que cette possibilité devient chaque fois plus inaccessible dans le monde actuel, même dans les couches sociales moyennes.

L´Importance de prendre soin de « celui qui prend soin de »

« Les membres des équipes techniques et des dispositifs de groupe les plus variés qui interviennent dans les zones d’exclusion, aux frontières, et dans les quartiers marginaux, souffrent également. Ils ont besoin d´aide. Les tâches manifestes de ces groupes sont gênées par les « latences » en jeu : excès de violence, sexualités abusées, élans brutaux, abandons impensables. Personne ne sort indemne de ces rencontres, si avec d´autres, il essaie d´encourager des processus d’inclusion, des processus de “recyclage” de ce qui a été au préalable “exclu” aux marges de nos sociétés. Nous croyons qu’un psychanalyste avec une formation de groupe peut travailler avec les équipes qui mènent cette tâche sociale afin de promouvoir des processus d’élaboration ; de travailler les résistances et les obstacles qui sont présents dans la tâche et de remarquer “les points aveugles” des éventuels “actings” ou attitudes toutes-puissantes, ainsi que les sentiments d’impuissance, d´effondrement face au sentiment d’inefficacité et face à la dépression » (Schroeder D., 2008). C’est pour cela que nous soulignons l´importance de créer des dispositifs de groupes de réflexion sur la clinique au sein des institutions.

Une proposition riche et positive pour la maternité et la paternité adolescente : Casa Lunas3

Cette expérience institutionnelle a lieu en Uruguay depuis plus de 10 ans. Casa Lunas est un centre de jour, dont l´esprit et le cadre de travail ont donné des fruits visibles dans un processus constant de croissance et de transformation, offrant une proposition très complète, soutenable au cours du temps et qui pourrait servir de modèle pour créer des expériences identiques dans d’autres parties du monde. Il s´agit d´un centre spécialisé dans l’attention de l´adolescente enceinte ou mère récente avec son enfant et son couple qui vise les secteurs sociaux vulnérables. Du point de vue formel, c´est une organisation de type ONG qui compte sur le travail d´une équipe interdisciplinaire très engagée, avec un haut degré de coordination, composée de psychologues, d’éducateurs de différents domaines, de sociologues, d’avocats, d’assistants sociaux, etc.

Les bénéficiaires sont pour la plupart des jeunes filles et leurs enfants et moins habituellement les pères, en général adolescents eux aussi. L’idée de réunir également les pères est un objectif qui a pris peu à peu plus de force. Ce que l´on offre, c’est un espace de convivialité de six heures qui commence avec le déjeuner et finit avec le goûter. Permettre l’alimentation est un aspect important qui répond à un besoin réel, mais aussi à un besoin d´intégration entre les mères, les enfants et les pères qui y participent. L’espace est partagé par les professionnels qui travaillent avec eux tout au long de la journée dans des activités éducatives, récréatives et de socialisation.

Toute l´activité est envisagée dans une approche interdisciplinaire qui cherche, par le biais de différents dispositifs de groupe, actuellement au nombre de seize, à répondre à des objectifs variés relatifs à l´intégration sociale et à l’adéquation de deux aspects : la maternité et la condition adolescente. Toutes deux sont des moments de changement et de crise vitale où partager avec des pairs et des adultes qui offrent des modèles de soutien et d´adaptation à leurs besoins, devient un élément thérapeutique. L’accent est mis sur le renforcement de la contention affective du couple et de la famille d´origine autant que sur l’insertion éducative, sur l´élaboration d´un projet de vie et sur l’appui pour l´insertion au travail. La jeune fille quitte l´institution quand elle a 18 ans ou quand l´enfant atteint les deux ans.

Pour servir l´objectif d´inclusion sociale et citoyenne, se développe un espace participatif d´assemblée dans lequel les jeunes donnent leur opinion sur les propositions, et par le biais duquel on cherche à créer une conscience critique et le sentiment d’être partie prenante de ce qui se passe dans leur entourage, en intégrant leurs apports au cours de différentes activités.

Des études réalisées ont prouvé que les mères qui assistent à des programmes d´aide ont un taux de retour au système éducatif plus élevé que celles qui n´ont pas assisté à ce genre de programmes, évitant des grossesses successives à court terme. De plus, les mères avec de plus grands taux de risque dans le lien avec leurs enfants, ont pu exercer une bonne relation maternelle avec eux, grâce à un cadre institutionnel qui fait office de support pour que leurs compétences apparaissent et puissent être mises en valeur.

Que peut apporter le psychanalyste dans le cadre du travail institutionnel?

Comme psychanalystes nous pouvons contribuer avec des apports spécifiques à la compréhension des dimensions sociales et symboliques de l’exclusion, dans le cadre d’organisations, d’équipes et d’institutions autant avec notre approche thérapeutique individuelle ou de groupe qu’à travers « le soin du soignant » en favorisant dans tous les cas la construction permanente de la subjectivité et des liens sociaux.

À Casa Lunas, j’interviens essentiellement comme psychothérapeute individuelle, mais je voudrais faire remarquer que ma tâche ne peut pas être dissociée des effets thérapeutiques de l´entourage institutionnel qui, dans un moment de grande perméabilité psychique, comme l’est l’adolescence, permet un processus de restructuration des identifications en proposant une ambiance que nous pourrions définir, avec Winnicott, comme « facilitatrice et contenante ». Les liens avec les professionnels ont lieu dans un espace et un climat qui est à la fois familial et exogamique, fonctionnant par moment comme une famille protectrice mais dans un cadre social différencié et facilitateur d’autonomie. L´expérience est suffisamment longue et continue pour laisser une forte trace chez les adolescents qui s’engagent : c’est un endroit où l´on construit une histoire et une subjectivité. Le passage par Casa Lunas est rapporté comme un événement marquant leur vie, celle de leurs enfants et si possible, celle de leur couple.

Histoires de vie : Mabela et Marcelo

Je rencontre Marcelo et Mabela, 15 et 16 ans, dans l´atelier de post-partum, au cours de 8 réunions de groupe. Dans l´institution, Marcelo présente une personnalité de leader, il cherche à conserver le contrôle permanent sur Mabela et elle se montre effacée en sa présence. Ils se sont connus dans un internat de mineurs et ont également habité dans la rue pendant un temps.

Ils sont de surcroît suivis dans d´autres organisations destinées à aider des adolescents en vulnérabilité sociale, ce qui exige une coordination permanente pour aborder des situations conflictuelles qu’ils posent au niveau individuel et de couple. Ils cohabitent dans une chambre chez le père de Marcelo, un homme alcoolique qui a soumis son fils à de la violence physique et qui est séparé de sa mère. La relation de Marcelo avec son père est très conflictuelle.

Ayant en commun un vécu de profond abandon familial et des situations de violence, ils ont établi entre eux un lien fusionnel et en même temps violent, avec des épisodes au cours desquels Marcelo bat Mabela et a aussi giflé le bébé de presque un an. Mabela a demandé de l´aide certaines fois et ils se sont séparés, mais pour peu de temps. Elle revient toujours vers lui, et il désespère pendant son absence. Pour Mabela, Marcelo, avec son agressivité, ne signifie pas seulement la répétition de la soumission à un autre violent, mais il peut aussi représenter en même temps un objet “protecteur” face à la violence du monde extérieur.

Dans l´atelier, Marcelo dit : « J´attends depuis l`âge de 12 ans d´avoir une fille, j´ai connu Mabela et nous avons cherché à avoir une fille ensemble. Cela change tout, la manière de penser, de voir la vie. J´ai renoncé à la drogue pour ma fille. J´ai appris davantage dans la rue que dans la société. Si on te discrimine, tu n´existes pas. Ca change les grands-parents, je m’entends mieux maintenant avec ma mère, c´est différent depuis que j´ai ma fille ». Marcelo amène un autre argument : étudier c’est pour « les cons ». Pourtant Marcelo est un des rares pères à participer tous les jours à Casa Lunas, où il a un rôle très actif, dans plusieurs ateliers, en collaborant à la cuisine et dans des entreprises artisanales. Il aime être le seul garçon du groupe, se sentant menacé quand d´autres pères viennent. Il cherche à plaire, à conquérir l´affection du personnel et des jeunes mères. Il est très impulsif et a un traitement psychiatrique, mais il n´accepte pas de psychothérapie. Il a eu des épisodes de transgression pour vol au sein de Casa Lunas, pour lesquels il a été renvoyé temporairement. Il présente conjointement des signes d´adaptation sociale et d´inadaptation.

Nous voulons souligner quelques points qui méritent réflexion : Pour Marcelo la quête d’une fille-femme qui ne menace pas sa place de mâle, lui permet de maîtriser ses aspects destructeurs. En même temps, Marcelo sent qu’étudier, c’est à dire développer ses aspects pensants, constitue une menace qui risquerait de lui faire perdre l’hostilité dont il a besoin pour sa survie dans un entourage violent, le rendant ainsi « idiot ». Sa présence quotidienne à Casa Lunas montre qu’il y trouve un lieu d’appartenance sûre, qui lui donne ce qu’il n´a pas trouvé dans sa propre histoire. Quand nous le voyons assis à table travaillant avec d’autres, nous sentons alors le besoin qu’il a de vivre des expériences qu’enfant il n’a pas eues. Comme s’il était à l´école ou en famille, là il pourrait avoir des échanges gratifiant et construire une identité dans un collectif. Au-delà de ces aspects réparateurs que Marcelo peut développer, la conflictivité de son couple avec Mabela pose problème dans l’institution et on propose à celle-ci un espace individuel de psychothérapie qu’elle accepte de bon gré en y assistant régulièrement.

La psychothérapie se déroule avec elle et le bébé. Mabela parle sans arrêt. Elle a perdu sa mère à un an, puis son père, tous les deux du Sida. Elle amène une histoire parsemée de faits délictueux et violents. Violée à 7 ans, elle a vécu dans des institutions et puis dans la rue, où elle a connu Marcelo. Elle raconte plusieurs épisodes remplis de personnages qui entrent et sortent rapidement de scène, en montrant la confusion espace-temps de sa vie et de son psychisme. J’aperçois la valeur qu’a pour elle la transmission de cette généalogie complexe faite de disparus, de morts, d´emprisonnés, de violeurs, d’assassinés, qui soutient son identité précaire et son abandon. Elle se présente comme quelqu’un qui a survécu à toutes les situations limites possibles. Elle me dit avec fierté : “Qui se souviendrait de tout ça? Moi, quand on insulte ma mère, je la défends, je la porte dans mon cœur, tu vois les photos, et nous sommes identiques. Je veux être coiffeuse, parce que toutes les femmes de ma famille ont fait de la coiffure. Eva ressemble bien à moi quand j’étais un bébé : Elle, je l’aime beaucoup car je n’ai pas ma maman. Elle ne s’occupait pas d’elle-même, et je vais m’occuper de moi pour ma fille, pour qu’il ne lui arrive pas la même chose qu’à moi”. Lorsque je l’écoute, je me sens émue par la qualité de la relation avec la bébé, le naturel de ses gestes maternels qui contrastent avec son récit intarissable, l´entrecroisement de plusieurs discours, de mythes et d’histoires faites par tous les “autres” de sa vie courte mais intense : de parents, de voisins, d´institutions. Mais ce « discours-autre » a joué et joue un rôle identifiant fondamental, une sorte d’enveloppe de son une identité précaire, en construction.

Nous nous interrogeons sur ce mode de subjectivation particulière, à partir du sentiment d’appartenance à un entourage marginalisé, aux liens précaires, marqués par l’abandon et la violence. Nous nous proposons de l’écouter, et de l’accompagner dans le montage d’une histoire à partir de pièces fragmentaires, avec des airs par moments invraisemblables en attendant que Mabela puisse contacter son angoisse et trouver sa propre voie.

Récemment s’est présentée une situation de conflit, parmi les nombreuses qui dépassent le cadre conjugal et envahissent le milieu institutionnel. Mabela arrive à sa séance avec une mauvaise mine mais ne raconte pas cet épisode tout de suite, elle parle de sujets insignifiants. Puis elle introduit dans son récit des faits. Pendant un week-end, ils invitent à passer avec eux dans la seule chambre dont ils disposent, une autre jeune fille de Casa Lunas avec ses deux filles. Cette fille dort dans un lit à côté du lit du couple. La nuit, Mabela se réveille et ne trouve pas Marcelo et la fille ; elle sort de chez elle, laissant seuls les trois enfants et elle les voit qui marchent main dans la main. Mabela raconte des attitudes de séduction sexuelle de la part de Marcelo envers cette fille, autant dans les regards qu´en la touchant. Marcelo le nie. Elle marque aussitôt sa déception avec Casa Lunas qui n´a pas cru dans sa propre version. Elle dit que désormais elle viendra seulement le jour où elle aura sa séance avec moi. Nous travaillons sur sa difficulté à mettre des limites à Marcelo et sur son propre manque de limites quand elle-même participe à l’invitation de cette camarade pour cohabiter avec eux un week-end. Elle préfère s’éloigner de Casa Lunas sur laquelle elle projette son hostilité plutôt que de s’éloigner de Marcelo et reconnaître la violence de leur couple.

Mais au-delà de l´intervention interprétative adressée à la part conflictuelle de Mabela, comment rendre effective la déconstruction de notre propre idéologie, et des préconçus qui peuvent gêner notre écoute, pour penser cette situation dans le cadre des déterminants socioculturels qui lui sont propres ?

Dans cette invitation à cohabiter un week-end se mêlent plusieurs niveaux. D´un côté, le besoin de nourrir les liens sociaux, en dehors du couple, et d´offrir leur maison à une troisième personne. D’une certaine manière, on peut comprendre cette invitation comme une attitude adolescente pour  se socialiser, qui n´exclut pas le manque de discrimination de ce que le fait de dormir tous ensemble peut supposer : comme s´il s´agissait d´une « soirée-pyjama » d´enfant. De l’autre, le besoin d´introduire une troisième personne évoque la situation œdipienne d´exclusion-inclusion, la rivalité et la jalousie. Mais nous voyons aussi une dimension où il semble préférable de mettre en gros plan la sexualité, comme une façon d’érotiser la violence, et de quelque manière produire une liaison entre l’érotique et le mortifère. Cela nous rappelle une forte présence de la violence mortifère inhérente à l´exclusion sociale, à la violence jouée si fréquemment dans les milieux sociaux exclus. Nous ne pouvons donc pas méconnaître les effets élaboratifs de ces répétitions qui impliquent non seulement l´histoire individuelle mais aussi l´histoire sociale et transgénérationnelle. La violence d´un secteur de la société envers un autre est comme une onde expansive, elle se manifeste à travers les sujets qui se trouvent au bout de l´exclusion, en partant d’un autre extrême où la violence est étouffée et cachée.

La situation de la maternité adolescente en Uruguay4

La grossesse à l´adolescence est associée à une situation de pauvreté : 25.3% de la population totale.

– Comparaison des naissances chez des femmes adolescentes entre 1995–2005 :

secteur privé : 3-5%  et secteur public : 23-25%

Données du système de santé publique en Uruguay (Assistance aux secteurs avec moins de revenus)

– 26% des naissances sont des enfants de mères adolescentes.

– 1 enfant sur 6 naît à l’Hôpital Public d´Enfants Pereira Rossell.

– 1 femme sur 4 accouche d´un enfant avant 18 ans.

– Un haut niveau d´institutionnalisation de l´accouchement (proche des 100%) permet l´accès à l’information.

La situation de la maternité adolescente dans le monde actuel

Dans son dernier rapport annuel sur les statistiques sanitaires mondiales5, l’OMS fait état de données relatives au taux de fécondité. Chez la population adolescente, il est sensiblement supérieur à celui de la population globale. Entre 10% et 12% des naissances annuelles d’enfants en vie sont le fruit de grossesses chez des mères âgées de moins de 20 ans. Cette tendance a augmenté pendant les années 90 et depuis lors, elle continue à être variable.

L´Afrique, suivie de l´Amérique Latine, sont les continents où le nombre de grossesses à l´adolescence est le plus élevé et, en même temps, ce sont des pays avec les taux les plus élevés de pauvreté.

Dans les sociétés occidentales actuelles, on remarque que dans les couches moyennes ou moyennes-dominantes, l´âge de début de la maternité est retardé. Ceci est lié à l´insertion des femmes dans le travail, alors que dans les couches avec moins de ressources, l´âge de début de la maternité se fait plus précoce. En ce qui concerne les jeunes appartenant aux secteurs les plus pauvres de la société, avec les difficultés pour entrer et demeurer dans le système éducatif et avoir accès au marché du travail, le chemin de la maternité peut être vu comme un moyen d´insertion sociale (à travers un rôle apprécié, les poussant à se précipiter de façon illusoire dans le monde adulte, bien que sans les ressources nécessaires pour y survivre).

Nous croyons que l´augmentation de la maternité adolescente est liée la plupart du temps, mais pas uniquement, aux phénomènes d´exclusion sociale du monde actuel. Baráibar Ribero dit : “La nouvelle exclusion parle d´un processus social de méconnaissance de l´autre, de refus, ou même d´intolérance. Il s´agit d´une représentation qui a des difficultés à reconnaître chez l´autre des droits qui lui sont propres”. Selon cet auteur, il faut distinguer quatre dimensions de l´exclusion : économique, politique, sociale et symbolique.

Le monde actuel se caractérise, entre autre chose, par des phénomènes dérivés de la mondialisation qui se répand en Occident pendant la Renaissance et qui désigne la tendance croissante aux échanges de toutes sortes entre les différentes régions et nations, et le processus plus récent de globalisation surgi à la fin du XIXème siècle qui se rapporte à un processus économique et géopolitique, basé sur l´économie de marché à but lucratif. Il entraîne une dynamique financière chaque fois plus autonome et sans aucun contrôle de la part du pouvoir politique (Bouchet M-H., 2005). Ces processus ont un impact énorme sur la société et parmi leurs effets se trouve l´augmentation des situations d´exclusion sociale et de précarité. Le concept de précarité est défini dans la Déclaration de Lyon6 comme la dépendance inéluctable de l´autre dans les liens sociaux. Cette dépendance augmente autant dans des situations de vulnérabilité personnelle que sociale, parmi lesquelles nous pouvons placer la maternité adolescente. Celle ci exige une réponse appropriée des « autres » impliqués.

Notes de bas de page

1 Cristina Palomar Merea, dans son article Maternidad, Historia y Cultura, La Ventana, N 22/205, Mexico, signale l’existence d’un imaginaire maternel “transhistorique et transculturel” qui est en relation avec des arguments biologiques et mythologiques.

2 Ces données proviennent d´une étude à caractère qualitatif réalisée à partir d´interviews de 30 mères adolescentes qui ont participé à un programme d´accompagnement pendant 11 mois avec 8 Agents Socio-éducatifs (ASSE/MSP/Infamilia-Uruguay).

3 Matilla A., Peregalli A, Taborada C, Capozzoli, Fernandez C., Rosales D., Mora J., Padron S., Sampietro Y., Casa Lunas, Sistematizacion de la Experiencia, PNUD (www.casalunas.org).

4 “Tan embarazadas como valientes. Evaluación Cualitativa de los Acompañamientos Socioeducativos a adolescentes madres”, Soc. Georgina Garibotto, Psic. Gabriela González, Soc. Magdalena Lorenzo, A.S. Fernanda Methol, Mag. Lucía Montero, Psic. Laura Scarlatta. Mesas de Dialogo: Maternidad y paternidad en la adolescencia, Problema ¿para quién?, Departamento de Publicaciones de OIT/Cinterfor, Montevideo, Mayo de 2011.

5 Rapport OMS « Statistiques sanitaires mondiales 2011 ». http://www.who.int/whosis/whostat/2011/fr/index.html, pp. 29 et 161.

6 Déclaration de Lyon, Congrès des Cinq Continents, Lyon, 19-22 Octobre 2011 (www.congresdescinqcontinents.org).

Publications similaires

Judiciarisation des adolescents difficiles et souci thérapeutique

souffrance psychique - justice - délinquance

Nadia ZEGHMAR - Année de publication : 2001

A travers la porte

psychologie - adolescence - isolement - éducation - témoignage - adolescence - aller vers - TRAVAIL SOCIAL - adolescence - jeunesse

Maria TURIAN-ROUGEON, Julie CALVARYA et Florent JOUNENC-SOLER - Année de publication : 2016

Le corps en acte : Temps du corps et temps de la vie à l’adolescence

identité - violence sexuelle - crise - corps - temporalité