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Accélération et dépression. Réflexions sur le rapport au temps de notre époque

Hartmut ROSA - Sociologue et philosophe, Professeur à l’Université Friedrich-Schiller à Iéna (Allemagne)

Année de publication : 2012

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Philosophie, SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°43 – La mondialisation est un déterminant social de la santé mentale (Janvier 2012)

Le point de départ des réflexions qui suivent est le fait qu’une convergence étonnante se dessine actuellement entre les diagnostics macrosociologiques concernant le temps et la modernité, et les diagnostics psychopathologiques, convergence dont le noyau commun semble consister en une perturbation de la relation moderne au temps.

Au niveau individuel, cette perturbation se montre, par exemple, sous la forme de la problématique de la « procrastination », récemment classifiée comme maladie, et définie comme le report pathologique de tâches importantes bien au-delà de ce qui peut être rationnellement justifié. Les centres d’orientation pour étudiants dans les universités rapportent ainsi un accroissement significatif, voire dramatique, de cas relevant de cette problématique (Schraw, Wadkins, & Olafson, 2007). Des atteintes plus dramatiques encore du sens temporel apparaissent au cours de dépressions, ou des syndromes de « burn-out ». Les statistiques font apparaître que les diagnostics de procrastination et de dépression sont posés de plus en plus fréquemment ces dernières années, du moins dans les pays occidentaux. Des analyses sociologiques, de leur côté, postulent de façon complémentaire une modification fondamentale des structures temporelles modernes, vers une croissance progressive des vitesses, et un raccourcissement des horizons temporels (Rosa 2005 ; Sennett 1998 ; Borscheid 2004). Ce qui manque, cependant, ce sont des études sur l’éventuelle connexion ou encore la « traduction » de tels changements macro sociaux vers des pathologies cliniques, microsociales. Comment les structures temporelles du social influent sur l’apparition de troubles psychiques, et comment ces structures se reflètent dans les parcours pathologiques ? Il m’est impossible de répondre ; cela nécessiterait des études empiriques de cas concrets. Je voudrais néanmoins tenter de jeter un pont provisoire entre la théorie macrosociologique et la psychologie clinique, mettant en relation ma théorie de l’accélération avec les manifestations sociologiquement appréhensibles de la dépression, interprétée (avec Alain Ehrenberg) comme pathologie temporelle classique de notre époque.

Qu’est-ce que l’accélération sociale ?

Quand on considère le temps en tant que « matière première » dans la société moderne, force est de constater que nous en avons de moins en moins. Le sentiment que tout ce qui dure, dure trop longtemps, consomme trop de temps, et que nous devons courir toujours plus vite, ne serait-ce que pour « tenir notre position » et « rester au courant », fait partie des fondamentaux de notre époque. Il n’est pas spécifique du XXIème siècle, puisque depuis la seconde moitié du XVIIIème, chaque génération l’a de nouveau constaté et déploré. L’on trouve en effet des observations dans ce sens chez Goethe, chez Nietzsche ou Walter Benjamin qui conseillait urgemment de tirer le frein de secours. La raréfaction du temps semble pourtant aller de pair, de façon évidente, avec une accélération d’innombrables processus de notre vie : les moyens de transports vont plus vite, des informations peuvent être transmises en un temps de plus en plus court, des marchandises peuvent être fabriquées plus rapidement, et les modes semblent se succéder à un rythme croissant. Ce processus d’accélération atteint sans doute un point culminant à travers l’internet, qui représente en quelque sorte l’utopie incarnée, la réalisation de l’absence de lieu : toutes les informations sont accessibles « en temps réel », c’est-à-dire sans les délais liés aux distances spatiales ; de même, des contacts sociaux peuvent être établis immédiatement. Pourquoi ce processus multidimensionnel d’accélération nous conduit à un sentiment de temps qui manque ? Si nous avons besoin de moins de temps, par exemple, pour traverser des distances ou fabriquer des objets, nous devrions, d’un point de vue strictement logique, avoir moins à nous presser, puisque nous gagnons du temps. Alors pourquoi avons-nous de moins en moins de temps ?

Pour comprendre comment les qualités perceptibles du temps se transforment réellement à notre époque, nous devons examiner, de façon plus précise, la nature du processus moderne d’accélération. L’affirmation, exprimée généralement de façon non réfléchie et souvent sur un mode critique, même dans des exposés scientifiques, que dans la société « tout » va plus vite à cause d’une sorte « d’accélération universelle » des processus sociaux, tend à induire en erreur, mais est également tout simplement fausse. Elle induit en erreur car elle prétend que tous les phénomènes d’accélération ne seraient que les manifestations d’un seul processus uniforme (dont les origines restent par ailleurs obscures : le système économique capitaliste, la culture sécularisée des temps modernes, l’Etat national, voire le militarisme sont évoqués comme moteurs principaux « du » processus d’accélération1), alors que l’accélération des possibilités de déplacement, les tendances vers le fastfood ou le speed-dating, ainsi que la succession accélérée des modes…, sont trois phénomènes très différents les uns des autres. Et cette affirmation est visiblement fausse, puisque beaucoup de processus ne peuvent être accélérés, quoi que nous tentions à leur sujet. Certaines choses se sont même ralenties dans le cadre du processus de modernisation.

Pour mieux comprendre la relation moderne au temps, il est donc nécessaire de déterminer et distinguer de façon systématique les domaines sociaux dans lesquels on peut observer de réels processus d’accélération, et les champs dans lesquels se produit au contraire une décélération, ou encore qui se caractérisent par une certaine stagnation temporelle. Pour répondre à la question, si l’histoire moderne peut être décrite de façon adéquate comme une histoire d’accélération, il devient alors décisif de déterminer précisément le rapport entre accélération et décélération, entre mouvement et stagnation.

Trois dimensions d’accélération sociale

  • L’accélération technique

La forme la plus évidente d’accélération moderne, et la plus riche, est l’accélération intentionnelle, technique et surtout technologique (à savoir par l’intermédiaire de machines) de processus visant des buts précis. Nous la rencontrons surtout dans les domaines des transports, de la communication, et de la production de biens et services. Elle s’est développée de façon spectaculaire depuis la révolution industrielle que l’on peut, à juste titre, décrire comme une révolution d’accélération. Ainsi la vitesse de déplacement s’est multipliée au moins par cent, celle du traitement de l’information par cent mille, tandis que la transmission des informations s’est même accélérée de la puissance sept à dix. L’augmentation des vitesses de déplacement et de communication est par ailleurs à l’origine de l’expérience si caractéristique des temps modernes du « rétrécissement de l’espace » : les distances spatiales semblent en effet se raccourcir à mesure que leur traversée devient plus rapide et plus simple.

  • L’accélération du changement social

Cependant, notre vie moderne ne s’accélère pas seulement à travers les augmentations techniques de la vitesse, mais aussi parce que l’art et la manière de notre vie commune, à savoir nos schémas relationnels et façons de faire, se transforment de plus en plus rapidement. Le fait que nos voisins emménagent puis repartent de plus en plus fréquemment, que nos partenaires (de tranches) de vie, de même que nos emplois ont une « demi-vie » de plus en plus courte, et que les modes vestimentaires, modèles de voiture et styles de musique se succèdent à vitesse croissante, tout cela n’est nullement une conséquence logique de l’accélération technique, mais un phénomène social que l’on peut définir comme une accélération du changement social. En conséquence, la validité dans le temps de nos savoirs se réduit – et cela ne concerne pas seulement les connaissances scientifiques, mais également la vie de tous les jours : notre savoir sur les lieux d’habitation, communautés de vie et numéros de téléphone de nos amis, sur l’utilisation de programmes informatiques, téléphones portables et micro-ondes, sur les programmes des partis politiques, les sportifs de haut niveau, les investissement financiers et les programmes d’éducation doit être réactualisé dans des délais de plus en plus courts. Dans tous les domaines de la vie nous nous mettons en danger de ne plus être « au courant ». Hermann Lübbe (1998) décrit ce phénomène sous le terme d’un « rétrécissement du présent » permanent : si le Présent en tant qu’« Aujourd’hui » désigne tout ce qui est valable, alors le Hier, ce qui ne vaut plus, et le Demain, ce qui ne vaut pas encore, se rapprochent de plus en plus de nous. Et cela s’applique à la politique comme à l’économie, à l’éducation comme à l’art, à la sphère professionnelle comme au domaine familial. On peut illustrer l’accélération du changement social de façon impressionnante, par exemple à travers l’histoire de la diffusion sociale de certaines innovations : de l’invention de la radio à la fin du XIXème siècle jusqu’à la vente du 50 millionième récepteur radio, il a fallu 38 ans ; la télévision, introduite un quart de siècle plus tard, atteignit le même degré de diffusion en seulement 13 ans, alors qu’il ne fallait plus que quatre ans pour passer de zéro à 50 millions connections internet.

  • L’accélération de la vitesse de la vie

Que nous essayions littéralement de vivre plus vite, en augmentant le nombre d’actions et d’évènements vécus par unité de temps, en faisant donc plus de choses en moins de temps, constitue la troisième catégorie d’accélération sociale. Ce désir d’accélération est motivé par le sentiment de temps manquant : tout ce que nous voulons ou devons faire semble tellement s’accroître, que les gains temporels obtenus par l’accélération ne suffiraient plus. Le « manque de temps » aigu est devenu un état permanent dans les sociétés modernes. Pour y répondre nous pouvons recourir à trois moyens d’accélération personnelle : Premièrement pouvons-nous faire plus de choses durant un temps donné (que ce soit une journée ou une semaine), en augmentant la vitesse d’action, en mâchant ou priant plus vite ? Fast-Food, Speed-Dating (la rencontre d’un nombre maximal de partenaires matrimoniaux potentiels en un minimum de temps), Power-Nap (un sommeil bref, soi-disant d’une efficacité majeure), ou Quality Time avec les enfants (comment puis-je consacrer à ma progéniture aussi peu de temps que possible, sans les négliger émotionnellement ?) sont des exemples actuels de ce moyen d’en faire plus. Deuxièmement pouvons-nous réduire, voire éliminer, les pauses et temps vides, donc abolir les temps d’attente ? Tout doit se faire « coup sur coup ». La forme la plus prometteuse et plus actuelle d’augmentation de la vitesse de vie est cependant la troisième : le « Multitasking » : plus je fais de choses en même temps, plus je peux en caser dans un laps de temps.

Cinq catégories de stagnation

a/Limitations de vitesse naturelles

Mais tout ne va pas plus vite à notre époque. Nos tentatives d’accélération se heurtent à des limites dans beaucoup de domaines, parmi lesquelles apparaissent en premier lieu celles liées à la (géo-)physique, la biologie, et l’anthropologie. Ici nous avons affaire à des processus qui ne peuvent que peu, voire pas du tout, être manipulés quant à leur durée ou à leur vitesse. Cela concerne par exemple les vitesses limites du cerveau (dans les processus de perception, de traitement des données et de réaction, mais aussi dans la régénération) ou du corps (que l’on pense à la croissance ou au temps nécessaire pour surmonter une maladie), mais aussi le temps de reproduction des ressources naturelles, comme la transformation de dépôts végétaux en pétrole. L’une des limitations de vitesse les plus porteuses de conséquences est certainement celle concernant les capacités de l’écosystème global de la terre à métaboliser les toxiques et autres déchets. On ne peut également pas accélérer les cycles nuit/jour et ceux des saisons, même si l’on peut parfois les manipuler ou les simuler dans leurs conséquences : en modifiant la température par des systèmes de chauffage et de refroidissement, ou en transformant la nuit en jour par un éclairage artificiel. Dans l’agriculture, on a réussi dans certains cas à dépasser les limitations de vitesse naturelles des processus biologiques en créant, par exemple, par un éclairage artificiel, des journées de seulement 23h pour des poules, les incitant ainsi à pondre plus d’œufs, ou encore en créant des espèces végétales à croissance accélérée. Ainsi des « arbres pillar » portent des fruits au bout de quatre à cinq ans seulement ; cependant ils cessent rapidement d’être fertiles ; en quelque sorte, il s’agit d’« arbres jetables ».

Quand des processus sociaux se trouvent limités dans leur accélération par des limites naturelles, l’on entreprend des tentatives de repousser leurs limites, avec parfois des succès étonnants. Il nous faut donc être prudent avant d’affirmer qu’une limitation de vitesse est absolue. En particulier il faut se garder de considérer trop rapidement comme des barrières insurmontables les inquiétudes et irritations psychiques et même physiques provoquées par des coups d’accélération massive. Les premiers voyageurs d’automobiles et de trains s’estimaient, à 20 km/h, aux limites de ce que leur cerveau et corps pourraient supporter comme vitesse, et les médecins craignaient des conséquences graves en cas de vitesses au-delà de 25-30 km/h. De telles « expériences limites » étaient confirmées par les nausées que provoquait le simple fait de regarder par la fenêtre des véhicules – les voyageurs n’avaient pas encore appris la vision « panoramique », le regard vers le lointain. Aujourd’hui, de telles vitesses nous paraissent au contraire comme limites d’une lenteur à peine supportable. Et des médecins et psychologues croient avoir trouvé des éléments indiquant que les enfants et adolescents seraient bien plus adaptables que les adultes aux nouvelles vitesses du Multitasking : il apparaît ainsi, dans beaucoup de cas, que les limitations anthropologiques de vitesse peuvent être déplacées par des processus d’apprentissage. Cela n’exclut pas la possibilité d’une limite absolue à la vitesse de traitement des données par l’organisme humain ; celle-ci ne pourrait alors être élargie que par l’usage de nouvelles « bio-technologies ».

b/Ilots de décélération

Indépendamment des limitations extérieures imposées à l’accélération, il existe des « oasis de décélération » géographiques, culturelles et sociales, qui ont été jusqu’à ce jour entièrement ou partiellement épargnées par les processus de modernisation accélérante. Dans ces lieux (telle la mythique île des mers du sud), dans ces groupes (telles les communautés Amish dans l’Ohio), ou ces contextes de travail (tels certains fiefs de la bureaucratie universitaire, ou le célèbre spot publicitaire Jack Daniel’s du Tennessee), le temps semble littéralement s’être « arrêté » : cette expression commune indique une forme sociale résistante à l’ivresse de la vitesse, telle qu’elle en devient de plus en plus anachronique par rapport aux formes sociales en accélération qui l’environnent – les horloges y tournent « comme il y a cent ans », pour rester dans le langage des expressions imagées. De telles « oasis de décélération » se trouvent, en ces temps de globalisation, soumises à un risque renforcé d’érosion. Leur distance temporelle avec l’environnement, capable et désireux d’accélération, devient de plus en plus grande et coûteuse, et en même temps, leur « effet freinant » s’accentue sur le monde accéléré en contact avec elles. Ces phénomènes d’érosion et de « frein » ne s’appliquent évidemment pas à des lieux et pratiques créés sciemment en tant qu’îlots de décélération. Plus ces îlots deviennent rares, plus ils gagnent en valeur, soit « nostalgique », soit de promesse de salut.

c/Le ralentissement en tant qu’effet collatéral involontaire

Ralentissement et freinage apparaissent, dans la société moderne, de plus en plus fréquemment en tant qu’effet collatéral involontaire de processus d’accélération. L’exemple le plus connu en est l’embouteillage. La vitesse moyenne de circulation dans les agglomérations baisse depuis des années, en raison de l’accroissement de la circulation. Sans vouloir banaliser la maladie ni abuser de l’analogie, il me semble plausible d’interpréter les troubles dépressifs comme une forme pathologique de décélération entrant dans cette catégorie. On peut en effet trouver de nombreux indices en faveur de leur apparition possible en tant que réactions de sortie dysfonctionnelle face à un ressenti de pression permanente d’accélération. En période dépressive, les patients vivent par ailleurs souvent le temps comme arrêté, ou comme s’il se transformait en une masse visqueuse. J’y reviendrai en détail dans la seconde partie de cet article.

Le ralentissement n’apparaît pas seulement en tant qu’effet collatéral immédiat de processus d’accélération, mais beaucoup plus encore, en tant que conséquence secondaire de phénomènes de désynchronisation, liés à l’accélération par ailleurs, à savoir sous forme de temps d’attente. Chaque fois que l’on doit accorder temporellement entre eux différents processus, l’accélération conduit à des problèmes de frottement dans les zones de synchronisation. Dans la vie quotidienne, cela devient perceptible partout où des processus rapides rencontrent des systèmes « arriérés » : ce qui peut aller plus vite se trouve freiné encore et toujours par ce qui va plus lentement. Dans certaines situations, cette désynchronisation amène (provisoirement) à des ralentissements réels et massifs, par exemple quand des chaînes de travail compliquées perdent leur rythme et se bloquent. L’impression de retardement apparaît partout où différentes vitesses se rencontrent, même si l’on ne peut pas objectiver un réel effet freinant. L’impatience insupportable qui peut saisir un utilisateur d’ordinateur quand le moteur de recherche sur internet ne livre ses résultats qu’avec une pénible lenteur, est ici un exemple intéressant. En effet, il s’agit-là encore d’un problème de synchronisation : l’ordinateur « simule » un dialogue, mais répond aux questions avec un retard bien au-delà de ce qui est tolérable dans le cadre d’une discussion. Ainsi se développe l’impression que l’ordinateur nous « retarde », alors qu’il nous permet justement des gains de temps immenses.

d/Deux formes de décélération intentionnelle

De tous ces phénomènes de décélération involontaire, il nous faut strictement distinguer les efforts intentionnels et les mouvements souvent idéologiquement motivés en faveur de la décélération et du ralentissement social. Ceux-ci se laissent à leur tour subdiviser en actions de ralentissement qui ont pour but de maintenir, voire d’accroître encore, la capacité de fonctionnement et d’accélération, et qui ne sont donc en fin de compte que des stratégies en faveur de l’accélération et de réels mouvements de décélération se présentant souvent sous la forme d’une opposition fondamentale avec des traits antimodernistes. Jetons d’abord un regard sur ces derniers.

La décélération comme idéologie : L’appel en faveur d’une décélération radicale, qui dans l’histoire moderne se fit régulièrement entendre au cours des vagues d’accélération, comme par exemple dans les mouvements de résistance contre la mécanisation des métiers à tisser, le chemin de fer ou les installation de réseaux de portables, se mélange souvent avec une critique fondamentale du monde moderne et une opposition radicale contre toute modernisation (supplémentaire) ; ceci n’est pas surprenant, si la thèse du processus de modernisation qui doit être compris avant tout comme un processus d’accélération, s’avère exacte. La nostalgie d’un monde perdu, paisible, stable et tranquille, est portée par l’imagerie idéalisée de l’époque pré moderne, qui s’associe dans les mouvements de protestation sociale avec les représentations d’un futur post- ou contre-moderne décéléré.

En effet, le radicalisme du XXIème siècle semble se diriger de plus en plus contre le changement perpétuel, et viser la conservation et l’immobilité de ce qui existe. Peter Glotz (1998) suppose même que la décélération devient ces temps-ci «  l’idéologie agressive » d’une classe rapidement croissante de victimes de la modernisation, remplaçant ainsi le socialisme comme idée directrice révolutionnaire. Le mouvement de ralentissement promet une « nouvelle prospérité par la décélération » (Reheis 1998), et s’organise dans des associations tantôt intellectuelles, tantôt proches des citoyens, telles que le « Verein zur Verzögerung der Zeit » (association pour le retardement du temps), les « Glücklichen Arbeitslosen » (chômeurs heureux) ou le mouvement de la Décroissance. Mais alors que les projets de ralentissement radical rencontrent un franc succès sur le plan des idées, c’est-à-dire à travers des exposés, des colloques et des écrits, ils n’atteignent que rarement un niveau pratique, structurellement significatif. Ceci s’explique, d’une part, par le fait que le prix à payer pour un ralentissement individuel est de plus en plus élevé : celui qui s’extrait de la pression accélératrice (par exemple en rejoignant une secte, en reprenant une ferme écologique, ou en plongeant dans une culture de drogué, oublieuse du temps) risque de rater le dernier train, et de ne plus jamais pouvoir ré-entrer dans le circuit ; d’autre part, beaucoup de nos besoins quotidiens de décélération sont si sélectifs, qu’ils se mettent en quelque sorte eux-mêmes en échec : ainsi souhaitons-nous avoir enfin du temps pour nous-mêmes, pour une fois, et voudrions justement à cause de cela, que tous les autres se dépêchent, de la caissière du supermarché jusqu’à l’employé du bureau des finances.

La décélération comme stratégie d’accélération : Pour que les sociétés modernes fonctionnent bien, il est essentiel de mettre en place des processus et institutions de décélération intensive et temporaire qu’il ne faut pas confondre avec les efforts des mouvements idéologiques. Des stratégies de ralentissement sont parfois la condition sine quoi non pour l’accélération ultérieure d’autres processus. Elles sont mises en place aussi bien par des acteurs individuels que par des organisations sociales. Au plan individuel, l’on peut ranger dans cette catégorie les retraites en monastère, les cours de méditation, les techniques de yoga, etc., tant que ces pratiques ont pour but final d’améliorer (et donc accélérer) les performances ultérieures, professionnelles, relationnelles et quotidiennes. Elles représentent des oasis de décélération artificielles, permettant de se « recharger » pour mieux « rebondir ». Les essais pour acquérir plus de connaissances en moins de temps, en ralentissant consciemment certaines étapes de l’apprentissage, ou encore en augmentant la créativité et la capacité d’innovation par des pauses ciblées, appartiennent également à ces stratégies d’accélération par le ralentissement. Au niveau collectif, l’on utilise de façon similaire, notamment en politique, différentes formes de moratoires pour gagner du temps, afin de résoudre des problèmes fondamentaux, techniques, juridiques ou écologiques qui apparaissent comme des obstacles sur le chemin de la modernisation. Dans des domaines centraux de la société, l’accélération a été rendue possible seulement parce que des institutions déterminantes de la société, telles que le Droit, les mécanismes de direction politique, le règlement stable du (temps de) travail industriel– ont été exemptées de ce changement, créant ainsi un climat de sécurité des attentes, et de stabilité des planifications, bref de prévisibilités, qui doit être considéré comme une base nécessaire à l’accélération continue sur le plan économique, technologique et scientifique. Ce que l’on observe aujourd’hui, à savoir la tentative néolibérale d’éliminer toutes les barrières de vitesse, au nom du déchaînement du « marché total », pourrait ainsi provoquer tout à fait le contraire que le but recherché : l’effondrement de la dynamique de développement, et donc un ralentissement économique à travers une récession et dépression. Ainsi le projet moderne d’accélération n’est pas tant menacé par ses adversaires idéologiques, qui jusqu’ici ont encore perdu toutes les batailles, que par sa propre exagération.

e/L’immobilité structurelle et culturelle :

Cependant, la forme peut-être la plus intéressante de décélération est constituée aujourd’hui par ces phénomènes d’immobilité culturelle et structurelle, que l’on peut paradoxalement observer en connexion étroite avec les processus d’accélération. Je veux parler ici de ces tendances à l’origine de théories sur la « fin de l’histoire », « l’épuisement définitif des énergies utopiques », la « cristallisation culturelle » indestructible etc. Elles ont en commun le diagnostic d’une immobilité paralysante à l’intérieur du développement des sociétés modernes, basée sur la suspicion, que l’apparente ouverture sans limites de ces sociétés et leur changement rapide ne seraient que des manifestations à la « surface de consommation », tandis que leurs structures profondes s’endurciraient et s’immobiliseraient, sans qu’on s’en aperçoive. Bien que rien ne reste tel que c’était, plus rien d’essentiel ne change ; derrière la multiformité se cacherait seulement la répétition du toujours pareil, telle est l’affirmation d’immobilité, qui se concentre sous forme d’un envers complémentaire de la dynamique d’accélération, et qui trouve son expression la plus parlante dans la métaphore de l’immobilité frénétique. Cette sorte de ralentissement ne s’oppose pas à l’accélération sociale, et n’en constitue pas non plus un effet collatéral dysfonctionnel, mais elle représente un élément interne et un principe complémentaire du processus d’accélération. Plus celui-ci avance, plus la tendance à la cristallisation apparaît de façon envahissante.

Du rapport entre mouvement et immobilité à notre époque

Ainsi, nous avons pu voir que le concept répandu que, depuis le début de l’ère moderne, « tout » irait plus vite, n’est pas tenable. Cette formule, que l’on entend inlassablement répétée, reflète cependant la conviction fondamentale de notre époque d’un glissement incessant de l’équilibre entre les éléments d’immobilité et de mouvement en faveur de ces derniers. Après avoir déterminé les formes sociales d’accélération et de décélération, nous sommes maintenant capables de préciser leurs relations, l’une par rapport à l’autre, et de vérifier ainsi la pertinence de cette conviction.

Deux possibilités fondamentales sont ici à envisager : La première consisterait en un équilibre des forces d’immobilité et de mouvement, observées durant un temps suffisamment long, à savoir nous trouverions des processus d’accélération et de décélération dans les structures temporelles de la société, sans pouvoir déterminer une direction dominante dans la durée. La seconde possibilité résiderait dans le constat que l’équilibre se déplace effectivement du côté du mouvement et de l’accélération. Un tel diagnostic serait notamment justifié si les éléments repérables de ralentissement et d’immobilité s’avéraient, vis-à-vis des forces d’accélération, à n’être que résiduels ou réactifs.

Je veux maintenant affirmer que cette condition est en effet remplie dans la société moderne, puisque aucun des phénomènes de ralentissement évoqués ne représente une tendance de rang équivalent à la dynamique d’accélération de l’époque moderne : les phénomènes résumés dans les catégories a) et b) désignent les limites actuelles (mais sur le recul) de l’accélération sociale ; ils ne représentent en aucun cas une force contraire. Les ralentissements de la troisième catégorie sont les conséquences de l’accélération, et en sont donc déductibles, secondaires. La résistance idéologique contre l’accélération sociale, listée en d), constitue une réaction à la pression accélérante. Mis à part le fait qu’elle s’est avérée jusqu’ici toujours vaine, elle ne représente pas une force autonome, mais doit être considérée comme littéralement « parasitaire ». Par contre, les processus classifiés dans la rubrique « décélération comme stratégie d’accélération », sont d’une importance fondamentale pour le processus d’accélération lui-même, puisqu’ils doivent être comptés parmi les conditions indispensables à son développement. Ils ne constituent donc nullement une tendance contraire.

Seuls les processus d’immobilisation culturelle et structurelle saisis dans la cinquième catégorie ne peuvent être considérés comme des phénomènes secondaires, réactifs ou résiduels ; ils semblent plutôt constituer un élément fondamental du processus d’accélération lui-même, et ils appartiennent ainsi à l’époque moderne de façon tout aussi indissociable. Il s’agit là, en fait, de l’envers paradoxal du processus de modernisation, et l’on peut supposer qu’ils se développeront ou disparaîtront ensemble avec les forces d’accélération. L’histoire de l’ère moderne reste ainsi une histoire d’accélération, même si elle pourrait aboutir en fin de compte à un état dans lequel il deviendrait impossible de distinguer le changement frénétique de l’immobilité totale.

La Dépression, une forme de « maladie de la hâte » en temps de globalisation ?

Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons à juste titre désigner la société moderne, et tout particulièrement telle qu’elle se présente dans sa phase actuelle de globalisation, comme une société d’accélération. Elle se caractérise non seulement par des progrès techniques révolutionnaires d’accélération, notamment dans le traitement et la transmission électronique des données, mais aussi par un taux extrêmement élevé de changement social et d’insécurité sociale : rien ne reste tel que c’était ; les conditions d’action se modifient sans cesse. Les objets avec lesquels nous nous entourons, les gens auxquels nous avons à faire, les lieux où nous nous tenons, les pratiques sociales auxquelles nous participons, se trouvent remplacés de plus en plus vite ; et même si certains de ces repères résistent durant un laps de temps, nous ne savons jamais combien de temps cet état perdurera. En même temps, nous augmentons de plus en plus notre propre « vitesse de vie », en essayant de caser un maximum d’actions réalisées et d’évènements vécus à l’intérieur d’une unité de temps donnée, qu’il s’agisse d’une journée ou d’une semaine.

Et pourtant, il se pourrait que ce que nous avons décrit comme l’envers de l’accélération sociale, à savoir l’impression d’une profonde immobilité structurelle et culturelle, accompagnant l’histoire d’accélération moderne comme une ombre, prenne le dessus dans l’auto-perception culturelle de notre temps, d’une manière paradoxale, justement à cause des taux élevés d’insécurité et de changement. Cette perception s’exprime par la représentation d’une « répétition du toujours pareil » derrière la façade de multiformité superficielle. La métaphore de « l’immobilité frénétique » semble doublement correspondre avec l’expérience temporelle liée dans sa forme actuelle à une identité « situationnelle » : le temps « s’accélère », car dans l’espace des courants, les taux de changement augmentent et les différents « épisodes évènementiels » sont tellement isolés les uns des autres, que chacun d’eux ne laisse plus guère de trace mémorielle, ce qui favorise l’expérience d’un temps qui passe plus vite. Nous avons besoin de ramasser des « souvenirs », sinon, nous aurions bien du mal à nous rappeler où nous sommes allés, et ce que nous avons fait. Le temps « s’immobilise », car dans ce temps sans temps, il n’est plus possible de reconnaître des évolutions derrière les changements. Ceci fait apparaître la vie, faute d’une perspective temporelle constructive, comme une errance sans but (drift) à travers des situations sans cesse changeantes, et donc comme une répétition du toujours pareil… Ainsi, Lothar Baier (2000) prend cette perception de soi-même et du temps pour thème, en mettant l’accent sur la forme éventuellement la plus significative et pathologique qu’elle peut prendre : la maladie dépressive, dont la fréquence augmenterait de manière dramatique dans les sociétés modernes, et qui, selon les statistiques de l’OMS, serait même arrivée au deuxième rang des maladies le plus fréquentes, juste après les troubles cardio-vasculaires. Selon certaines études, 70 % des patients atteints de troubles psychiques en France présenteraient des signes d’une perception pathologique du temps, ce dont Baier conclut, qu’« une partie significative de la population des pays développés ressent en cette fin du XXIème siècle un surmenage lié à la hâte d’une vitesse imposée ».

Certes il y a d’autres « maladies du temps » contemporaines, telle que la maladie de la hâte, récemment diagnostiquée aux Etats Unis, ou encore l’expérience de ce schizophrène, cité par le sociologue Robert Levine (1998), qui constate que pour lui « le temps s’est arrêté ; il n’y a pas de temps… le passé et le futur sont tombés dans le présent, et je ne peux plus les distinguer ». Mais la dépression peut sans doute être considérée comme la pathologie du temps la plus répandue et la plus caractéristique, et cela dans un triple sens. Premièrement il semble établi aujourd’hui, qu’elle est souvent une conséquence d’expériences stressantes accumulées, autrement dit d’une pression temporelle subie, mais aussi d’un taux de changement élevé ou d’une grande insécurité. Deuxièmement, et ceci la rend particulièrement intéressante dans le contexte que nous discutons, elle représente une réaction psychique caractérisée par l’expérience d’un temps visqueux, immobile et une absence d’avenir. Baier résume les témoignages de dépressifs comme suit :

« Ce qui est si difficile à transmettre, semble être la perturbation de l’expérience temporelle provoquée par la dépression, une expérience, qui, même si elle n’est pas bloquée, résiste à la verbalisation. […] Les dépressifs ressentent […] une sorte de nouage du temps, qui provoque quelque chose comme un étouffement temporel : Entre passé et avenir ça ne passe plus. Ainsi se renforce d’autant plus le sentiment de tomber hors de la course d’un monde pour lequel la transformation permanente de l’avenir en présent, et du présent en passé, va de soi. »

Ensuite Baier cite le psychiatre Eugène Minkowski : « Notre vie est tournée essentiellement vers le futur. Quand un ralentissement pathologique apparaît, il transforme profondément cette orientation ; selon le degré de ralentissement, ce sera tantôt le présent, tantôt le passé, qui exercera une influence excessive.» Robert Levine postule ce même lien au vu d’observations psychiatriques. Il cite le propos d’un un patient dépressif (qui nous rappelle le Tex La Homa de Coupland) : « L’avenir paraît froid et sombre, et je suis congelé dans le temps ».

Ainsi la dépression devient, troisièmement, la pathologie de la globalisation non seulement parce qu’elle s’y accroît de façon significative, et, fait nouveau, y atteint des personnes de plus en plus jeunes, mais plus encore, parce qu’elle semble incarner et confirmer sous une forme pathologiquement pure l’expérience de l’immobilité frénétique que nous venons de déduire de la perspective temporelle de l’identité situationnelle. « La dépression est le parapet de l’homme désorienté, elle n’est pas seulement sa souffrance », écrit Alain Ehrenberg (2004) « mais le contrepoids au déploiement de son énergie » ; selon lui, cette énergie rencontre des difficultés insurmontables à se déployer de façon constructive, quand une personne estime a priori, compte tenu du taux élevé de mobilité, de flexibilité et de changement de son environnement, que tout investissement relationnel n’y pourrait être que temporaire et périssable, et donc ni fondateur ni stabilisateur d’aucune identité. Cette problématique accompagne toute l’histoire de la dynamisation moderne, décrite d’abord comme l’Acedia (paralysie de l’âme), puis diagnostiquée de façon sécularisée comme Mélancolie ou Ennui, plus tard comme Neurasthénie (fatigue nerveuse), puis aujourd’hui comme Dépression. A chaque fois, il s’agit d’un état psychique qui, face à l’incapacité de l’âme de concentrer et de déployer efficacement son énergie sur un but fixe, défini et considéré comme rentable, se caractérise par une « paralysie de l’âme », une inertie quasi artificielle, désertique et vide, sous-tendue par une incapacité à trouver le repos.

Si l’on a pu d’abord interpréter et contenir de telles expériences comme des pathologies individuelles (bien que typiques de l’époque), ou les penchants de personnes particulièrement « sensibles » telles que les poètes, les artistes et les philosophes, puisqu’elles trouvaient un contrepoids culturel fort dans la représentation bourgeoise classique idéale d’un projet de vie autonome et authentique, il se pourrait, selon Ehrenberg, qu’elles deviennent ces temps-ci le lot commun structurellement inévitable d’une grande partie de la population. Ainsi, il écrit : « Si la mélancolie était la particularité des gens extraordinaires, la dépression est l’expression de la démocratisation de l’extraordinaire. Nous vivons dans la croyance, que chacun devrait avoir la possibilité de créer sa propre histoire, au lieu de subir la vie comme un destin. L’homme ’s’est mis en mouvement’ (Lefort), en s’ouvrant les possibilités et le jeu de l’initiative personnelle, et cela jusque dans son fort intérieur. Cette dynamique renforce l’indéterminé, accélère la dissolution de toute stabilité, et surmultiplie l’offre des orientations, tout en les emmêlant. L’homme sans qualités, tel que Musil l’a dessiné, est un homme ouvert à l’indéterminé, il se vide progressivement de toute identité imposée de l’extérieur qui pouvait le structurer. Les secousses sont devenues individuelles, elles viennent de l’intérieur. […] La dépression est ainsi la mélancolie plus l’égalité, la maladie par excellence de l’homme démocratique. Elle représente l’envers inexorable de l’homme qui est son propre maître. Pas celui qui a mal agi, mais celui qui ne peut pas agir. La dépression ne peut être pensée en termes de droit, mais seulement en termes de capacités » (2004 [1998] p.261)

L’incapacité à agir est ici finalement une incapacité à entrer en relation et à créer des liens, qui trouve sa cause dans le fait qu’aucun composant du soi ne paraît plus donné comme base, pour qu’ensuite il puisse et doive être découvert, puis développé dans un processus d’action sur l’environnement, dans lequel le soi et le monde se transformeraient et se développeraient réciproquement. A notre époque, ce mode d’interaction ayant pour but d’influer sur le monde se trouve remplacé par des actions basées sur des choix opportunistes, avec le risque que l’on ne puisse plus dire, au nom de quoi on veut ou choisit quelque chose.

Werner Hesper, dans son étude sur le changement des modèles identitaires contemporains (1997), va dans le même sens quand il décrit la problématique du soi post-moderne, conduisant potentiellement vers une incapacité dépressive d’agir : « Comme la pluralisation du monde entraîne une ‘étrangeté’ tendancielle des organisations sociales, le sujet cherche à se référer à lui-même. Mais cette référence se précarise face à l’auto-interrogation dans le cadre des multiples possibilités d’option socialement imposées […].Le dilemme de l’auto référencement du soi moderne réside dans son côté indispensable pour pouvoir agir face aux horizons optionnels ouverts. En dessous du seuil exigé d’auto référence, le sujet devient le jouet des contraintes extérieures. Si l’auto référence s’accroît trop, face aux possibilités de choix infinies, cela entraîne une incapacité de décision et d’action pratique, et en fin de compte également une détermination du soi par l’extérieur. Le soi réflexif s’étend au dépens de la vie pratique et sensuelle, avec pour résultat des sentiments de vide et de désert perceptif. »

Ce qui apparaît ainsi comme caractéristique de l’identité postmoderne, même au-delà des pathologies typiques de notre époque, c’est la perte de la perception d’un mouvement orienté du soi ou de la vie à travers le temps. Cette perte est en lien étroit avec le fait qu’en tant qu’individus, tout comme en tant que société, nous ne voyons plus guère de réel progrès dans ce que nous faisons, mais seulement des adaptations nécessaires à des contraintes matérielles inévitables. Individuellement et politiquement, on ne justifie plus les changements avec la promesse d’un futur plus juste, plus libre ou meilleur, mais par la menace qu’en l’absence de changement, nous perdrions nos chances d’avenir, puisque tout risque d’aller de mal en pis. Ainsi des réformes ne serviraient qu’au maintien du statu quo. Ce qui manque est tout perspective d’avenir, ou, pour le dire avec les mots de Baier : « Si, comme l’a écrit Benjamin, ’les malades ont une connaissance particulière de la société’, alors les dépressifs […] sont aujourd’hui probablement les sismographes les plus sensibles des perturbations contemporaines et à venir. Leur stupeur nous renseigne sur l’immobilité désertique qui baille sous les surfaces de consommation, animées, pleines de couleurs, et embrouillées. »

Dans ce même sens, il semble que les pathologies du « burn-out » (comme formes cliniques typiquement contemporaines de la dépression) soient moins la conséquence d’une grande surcharge de travail, que d’une pression durable sans objectif atteignable.

Si de telles pathologies sont réellement devenues plus fréquentes, leur accroissement pourrait trouver sa cause dans un glissement du sens moteur : alors que l’époque moderne fut animée jusqu’à une grande partie du XXème siècle par la promesse d’une plus grande liberté et d’une qualité de vie plus élevée qui aspiraient l’ensemble de la société vers l’avant, aujourd’hui l’humanité ne semble s’attendre ni individuellement ni collectivement à une amélioration de sa vie. Peut-être pour la première fois depuis l’avènement de l’ère moderne, la génération des parents du monde occidental ne travaille plus dans l’espoir d’un avenir « meilleur » pour leurs enfants, mais seulement pour qu’ils ne vivent pas beaucoup plus mal.

Croissance et accélération ne servent plus à l’amélioration, mais pour le maintien du statu quo. Mais cela signifie : la pression monte sans cesse (nous devons courir plus vite chaque année), mais elle ne se traduit plus par un mouvement vers l’avant ; les acteurs postmodernes ne sont plus attirés par un but tentant, mais ils doivent accélérer pour éviter une crise, pour pouvoir garder leur place, pour ne pas tomber dans un abîme. Ils n’ont pas de but devant les yeux, mais sentent un monstre derrière eux.

Et cela, me semble-t-il, rend les gens malades d’avoir le sentiment que chaque année devient plus étroite et dure, que la pression des réformes et de la concurrence monte sans cesse, pas pour réaliser un objectif, mais pour simplement maintenir le statu quo.

Notes de bas de page

1 Dans mon livre Accélération. Une critique sociale du temps, (1re éd. 2005), trad. Didier Renault, Paris, La Découverte, 2010, j’ai tenté de saisir les causes et conséquences des processus modernes d’accélération de façon systématique, et de les mettre en relation.

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