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La souffrance psychique en perspective

Jean Christophe COFFIN - Maître de conférences en histoire des sciences et éthique médicale, université Paris Descartes

Année de publication : 2011

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°41 – Le prendre soin a-t-il encore une langue? (Avril 2011)

On écartera ici la tentative d’établir une stricte généalogie de l’expression de souffrance psychique pour proposer quelques pistes d’interprétation du contexte d’émergence du rapprochement de deux termes classiques du langage médical. Lorsque « souffrance psychique » est employé dans un rapport signé d’Antoine Lazarus et Hélène Strohl, en 1995, il s’agit de pointer que des conditions de précarité peuvent entraîner des transformations de l’état psychique des individus au point parfois de les faire basculer dans une logique où prédominerait le sentiment de ne pouvoir plus vaincre les tourments de l’existence.

Les auteurs voulaient mettre l’accent sur l’intimité d’un mal-être, peu perceptible de prime abord mais pourtant bien diffus chez de multiples personnes. Il ne s’agissait pas d’inventorier les causes sociales des troubles mentaux mais de saisir un mal-être peu réductible aux statistiques et à l’investigation épidémiologique.

Cette souffrance psychique ainsi identifiée évoquait des investigations plus anciennes menées, par exemple, par des psychiatres tels que Louis Le Guillant cherchant à la fin des années 1950 à construire une neuropathologie des conditions de vie. L’emploi des termes révèle quelques différences d’approche et peut-être plus encore de contexte. Cette évocation ancienne n’est pas pour établir des linéarités souvent illusoires mais pour, en revanche, souligner que des médecins, des chercheurs ont cherché depuis maintenant bien des décennies à comprendre ce que l’existence fait à l’individu. Face à une psychiatrie des flux et du nombre de lits, il existe aussi des professionnels qui s’interrogent sur la possibilité de construire un savoir de l’intime et de la singularité individuelle sans pour autant renoncer à les articuler aux déterminants sociaux ou biologiques. Défi ambitieux et inlassablement repris. Ces années 90 sont retenues ici car elles constituent une séquence dans une histoire plus longue et un moment de convergence qui ont donné un sens à cette notion de souffrance psychique.

Force est de constater que depuis l’emploi de cette expression, le succès a été au rendez-vous si on retient comme critère sa diffusion et le nombre d’occurrences. D’autres rapports sur des sujets plus amples ont repris le terme de souffrance à l’envie et celui-ci est passé rapidement dans le langage public, parfois avec la complicité des médias. L’attention nouvelle sur les aspects moraux et psychologiques de l’exercice professionnel, par exemple, a accentué cette évolution. Plus personne ne semble méconnaître que l’on puisse souffrir désormais sur son lieu de travail, résultat quelque peu paradoxal dans un pays souffrant d’un chômage récurrent.

C’est cette diffusion qui est frappante tout comme l’attention publique pour cette notion de « souffrance psychique ». On fera remarquer que dans les années 1980, certains chercheurs travaillant en dehors du champ médical soulignaient la pertinence de prendre à bras le corps le domaine des émotions. Dans cette perspective, de nouveaux travaux se sont développés cherchant à saisir les modalités d’expression des émotions et la dimension sociale et historique de celles-ci. La colère ou la souffrance, au-delà d’éléments physiologiques, relevaient d’une construction sociale. Exprimer sa souffrance à travers les larmes, par exemple, n’est pas une attitude commune à toutes les époques. La fatigue d’être soi, pour reprendre le titre du livre du sociologue Alain Ehrenberg ne se manifeste pas de la même manière suivant les catégories sociales et les espaces et dire sa dépression est depuis les années 90 devenu plus fréquent que cela ne l’était auparavant. De la même manière cette dépression, catégorie de la psychiatrie, a connu une destinée aux dimensions multiples mais largement médiatisée en cette fin du XXe siècle. Ce moment est à la fois marqué par le refus de la souffrance car le dolorisme est banni, y compris dans le monde médical, mais en même temps exprimer une douleur peut engager un soutien social. On est parfois bien loin de la précarité et de ses effets, mais il n’empêche que la souffrance psychique devient progressivement une expression carrefour, intégrant des existences et des comportements différents mais dont la caractéristique est de mettre en lumière un mal-être qui, pour diffus qu’il soit, n’en est pas moins l’expression d’une vérité, celle de l’individu pris dans les fils d’une existence complexe. Cette notion est étroitement liée à la consolidation de l’individu et de l’attention qu’on doit lui porter. Elle traduit les évolutions liées à la manière d’être en société : révéler sa souffrance participe d’une construction de soi alors même qu’en des décennies passées mais pourtant pas si lointaines, dire sa souffrance aurait été s’écouter parler ou reconnaître, pour les hommes, un manque de virilité, par exemple.

La trajectoire de la souffrance psychique semble nous éloigner de la psychiatrie alors même qu’on peut légitimement penser que ce savoir a quelque chose à nous dire sur celle-ci. Ce serait oublier toutefois que le psychiatre n’intervient pas que sur le champ des délires et des déficits depuis bien des années. Il me semble que cette notion a permis aux représentants de la psychiatrie notamment de construire un nouvel ethos professionnel. Après les coups de butoir que la profession avait reçu tant en interne avec ses membres les plus radicaux qu’en externe à travers des figures illustres qui pourfendaient le pouvoir psychiatrique et le contrôle social exercé par le psychiatre, il fallait reconstruire une pratique. Mettre l’accent sur la souffrance psychique avait ainsi l’avantage de porter l’attention sur l’expérience du malade et les émotions qui en découlaient plutôt que de souligner la violence ou l’agressivité des patients psychiatriques. Pour ceux qui ne sont pas clairement identifiés à la pathologie mentale, mettre en avant la souffrance qu’ils éprouvent permet, dans le cas des délinquants sexuels par exemple, de souligner que ces représentants de la monstruosité contemporaine sont finalement la proie de leur violence plus qu’ils n’en sont les responsables directs. Révéler la souffrance psychique d’individus dangereux revient à rappeler ce qui les lie à l’humanité.

En mobilisant cette notion de souffrance psychique, le psychiatre souligne sa volonté de considérer la personne dans sa globalité et de mettre l’accent sur la vulnérabilité provoquée par des états de troubles qu’elle affronte. La souffrance psychique témoigne à certains égards de la construction d’une morale professionnelle du psychiatre au moment où les artisans de l’éthique médicale soulignent l’importance de la relation au patient et la prise en compte des valeurs anciennes comme celle de bienfaisance et celle, plus récente dans le champ de la pratique médicale, d’autonomie et de consentement.

Force est de constater que le cheminement de la notion depuis les années 1990 s’est progressivement accompagné d’interrogations voire de critiques. Tout d’abord, l’historien soulignera que l’usage parfois immodéré de concepts n’est pas sans lui rappeler d’autres exemples dans l’histoire de ces termes qui ont envahi le langage psychiatrique au point de créer quelques confusions. Ce fut par exemple le cas au XIXe avec le terme de dégénérescence qui témoignait pour ces partisans de montrer l’attachement de la psychiatrie à une médecine clinique et à une biologie des troubles mentaux. L’enjeu n’est pas celui-là aujourd’hui bien évidemment. Il s’agirait plutôt de montrer à travers la souffrance psychique que l’intention psychiatrique est d’être un dépassement d’une approche médicale qui demeure légitime mais insuffisante.

L’usage actuel de cette notion comporte quelques enjeux qui sont en débat désormais. Elle traduit tout d’abord l’extension du champ de compétences de la psychiatrie ; ce que le psychiatre Henri Ey appelait, avec un certain dédain, la « psychiatrie d’extension ». En outre, sur quoi repose cette notion de souffrance psychique ? Quel est son statut scientifique par exemple ? En d’autres termes, quelle est sa validité ? Poser les questions paraît plus simple que d’apporter des réponses définitives. En fait elle sert d’étendard à celles et ceux qui demeurent insatisfaits face à l’avancée de l’evidence-based medicine et plus encore face aux utilisateurs des classifications du DSM1, le manuel américain, dont on sait qu’il provoque des crispations profondes parmi certains professionnels de la psychiatrie française. Elle est ainsi progressivement devenue un symbole d’une psychiatrie clinique et proche du patient s’opposant aux tenants d’une psychiatrie intégrée pour ne pas dire dissoute dans l’empire naissant des neurosciences et de l’homme neuronal. Toutefois, aux yeux de l’historien, cette tentative de construire une querelle des psychistes et des organicistes, comme on l’aurait écrit il y a plus de cent ans, ne recouvre que partiellement la réalité des enjeux. En effet, même si des conceptions de l’être malade continuent de s’affronter en psychiatrie – ce qui est une bonne nouvelle ! – chaque orientation ne peut faire l’économie de sa relation au patient qui demeure un enjeu primordial surtout au moment où sa place pourrait être redéfinie via les dispositifs de prise en charge. Le défi de la psychiatrie demeure autour de la capacité de relation à la personne et de la volonté de maintenir une approche clinique au moment où la psychiatrie pourrait se faire dans des laboratoires d’où s’élève un certain parfum scientiste.

Cette opposition n’évacue pas une question lancinante quant à l’utilisation à tous propos de cette notion désormais bien éloignée du contexte dans lequel elle a été reformulée. Certaines voix autorisées de la psychiatrie en sont venues à se demander si souffrir ne constituait pas une maladie en soi. Cette réaction témoigne de la crainte d’être emporté vers une sorte de médicalisation de l’existence et une pathologisation de la souffrance. Si une telle orientation devait être vérifiée, il y aurait un certain paradoxe. En effet il n’est pas dans l’intention des utilisateurs de la notion de souffrance psychique de placer le psychiatre dans une nouvelle tour de contrôle ; c’est pourtant ce dont il pourrait être accusé aujourd’hui. On perçoit désormais combien ce concept flottant peut être tout à la fois nécessaire et source de méprises ou de confusion.

Notes de bas de page

1 Diagnotic and Statistical Manual of Mental Disorders

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