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L’auto-support des usagers de drogues : concepts et applications

Marie JAUFFRET-ROUSTIDE - Sociologue et chercheure en santé publique, Institut de Veille Sanitaire et CERMES3 – Equipe Cesames (InsermU988/Université Paris Descartes/Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales/CNRS UMR8211)

Année de publication : 2010

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°40 – Incontournables savoirs profanes dans l’évaluation des métiers de l’aide et du soin (Novembre 2010)

Du toxicomane à l’usager de drogues

L’expertise des usagers de drogues peut apparaître paradoxale dans la mesure où elle confère des qualités à des populations dont les pratiques sont réprimées par la loi et dont l’identité sociale est disqualifiée. En effet, la toxicomanie est généralement associée à des images de déchéance, d’aliénation : le « drogué » est présenté comme ayant perdu totalement la maîtrise de sa vie et le contrôle de lui-même. Les qualités de volonté personnelle, de responsabilité et d’autonomie lui sont niées.

Ainsi, dans la sphère publique, seul le savoir des spécialistes a longtemps été perçu comme légitime sur les drogues et le savoir profane des usagers restait réduit à la sphère intime, au silence et à la culpabilité.

A la fin des années 1980, la mise en place de la politique de réduction des risques a constitué une condition de « possibilité » de la participation des usagers de drogues aux politiques publiques. Au début de l’épidémie de sida, l’annonce du taux de contamination massive des toxicomanes en

France (50%) et l’apparition progressive du référentiel de réduction des risques se sont accompagnés de la promotion de la figure de l’usager de drogues moins connotée moralement que celle du toxicomane ou du drogué. Dans le champ des politiques publiques, la décision d’autoriser la vente libre des seringues en 1987 a été très rapidement suivie d’effets positifs, le partage des seringues s’est considérablement raréfié, en passant de 48% à 13% en 2004. Ce changement de pratiques a permis de faire évoluer la représentation du « toxicomane » irresponsable et suicidaire vers un « usager de drogues » plus responsable, en mettant en évidence le fait que les usagers de drogues étaient capables de s’occuper de leur santé, de se protéger eux-mêmes et de préserver les autres. Le développement des traitements de substitution aux opiacés à partir de 1995 a également permis aux usagers de s’inscrire dans un mode de vie de moins en moins centré sur la recherche quotidienne du produit.

Ce temps disponible a pu rendre possible un engagement des usagers de drogues dans des activités militantes (investissement dans des groupes d’auto-support) ou à vocation professionnelles (embauche dans équipe de réduction des risques), et s’est accompagnée d’une autonomisation des usagers de drogues dans la sphère sociale.

Les groupes d’auto-support, comme moyen d’action pour faire valoir l’expertise des usagers de drogues

L’auto-support peut être défini comme la volonté de « patients » de mettre l’accent sur leur expérience et leur autonomie pour se soigner, s’aider ou défendre leurs droits ; et part du principe que les besoins des patients ne sont pas suffisamment ou mal pris en compte par les institutions et les professionnels : le soutien entre pairs leur apparaît alors comme une manière de pallier ces déficiences (Katz et Bender, 1976). L’auto-support constitue une « solution alternative » qui permet aux usagers de drogues de se retrouver « entre-soi », de rompre avec les représentations en cours et de promouvoir un « usager de drogues » sujet, responsable, citoyen, ayant repris le contrôle de sa vie et acteur de sa prise en charge.

Selon Trautmann (1995), deux types de groupes d’auto-support peuvent être distingués : les groupes d’entraide, du type Narcotiques Anonymes qui s’inscrivent dans le modèle de l’abstinence et proposent des réunions de groupe à vocation thérapeutique ; et les groupes d’intérêt du type ASUD (Auto-Support des Usagers de Drogues) qui s’inscrivent dans le modèle de l’anti prohibitionniste, de la réduction des risques et de la citoyenneté des usagers.

En 1984, les groupes Narcotiques Anonymes sont créés en France, dans la lignée des Alcooliques Anonymes apparus en 1935 aux Etats-Unis, et dans le sillage des mouvements évangéliques. Les Narcotiques Anonymes sont des Programmes en Douze Etapes, qui proposent à leurs membres une voie vers l’abstinence et le « rétablissement », après « l’acceptation » de la « maladie dépendance ». Ces groupes sont régis par Douze Traditions qui promeuvent la démocratie, le volontariat, l’anonymat et une autonomie financière et idéologique. Ces groupes d’entraide produisent une forme d’expertise de l’usage de drogues axée sur la dimension émotionnelle et sensible. La fréquentation des groupes de parole permet aux usagers d’organiser leur quotidien autour de réunions, favorisant l’expression des émotions et l’entraide entre membres. Des principes spirituels valorisant l’adoption d’un nouveau mode de vie basé sur « l’honnêteté, l’ouverture d’esprit et la bonne volonté », le « juste pour aujourd’hui » sont proposés aux usagers.

Le parrainage met en œuvre une relation privilégiée entre le parrain et son filleul qui s’appuie sur le « principe de l’aidant », selon lequel on s’aide soi-même en redonnant aux autres ce qu’on a reçu. Au sein des réunions et de la relation de parrainage s’exerce un processus d’identification selon lequel seul un pair pourrait comprendre réellement un autre pair car ils ont vécu le même type d’expérience. Enfin, la dimension communautaire du groupe Narcotiques Anonymes revêt la forme d’une « fraternité », qui offre aux usagers la reconstruction d’une micro communauté d’appartenance leur permettant de s’inscrire dans de nouveaux réseaux de sociabilité favorisant la stabilisation de l’abstinence.

Concernant les groupes d’intérêt, ASUD est créé en France en 1992 dans le contexte de la réduction des risques. Ce groupe s’inscrit dans la lignée des associations contestataires de patients des années 1970 qui rompent avec le modèle des groupes thérapeutiques et revendiquent la volonté de valoriser un « stigmate » ; et dans le modèle du sida des années 1980, porté par AIDES autour du malade acteur et réformateur et Act-Up autour de l’empowerment. Le groupe ASUD s’inspire des « syndicats de junkies » créés aux Pays-Bas au début des années 1980 sous la forme de groupes politiques qui luttent contre la stigmatisation et la marginalisation des usagers de drogues. Ces groupes revendiquent une version forte de la politique de réduction des risques qui interroge la question des drogues d’un point de vue éthique du droit pour chaque individu à disposer de son corps et à consommer librement des produits psychoactifs, et qui considère que la marginalisation sociale et la situation sanitaire dégradée des usagers de drogues sont une conséquence du cadre légal et politique des drogues, et du regard stigmatisant que la société porte sur les usagers. ASUD pose ainsi de manière centrale la dépénalisation de l’usage et la citoyenneté des usagers comme revendications politiques. Les techniques d’intervention du groupe s’appuient principalement sur l’édition d’un Journal intitulé « ASUD. Le journal des drogués heureux » qui informe les usagers sur l’évolution des politiques de réduction des risques, met en œuvre le principe de l’éducation par les pairs en mettant à disposition des usagers des conseils sur les techniques de consommation à moindre risque, et constitue un espace d’observation et une tribune d’expression des besoins des usagers de drogues.

Paradoxes et limites de l’expertise profane des usagers drogues

Dans leur diversité, les groupes d’auto-support d’usagers de drogues font valoir que les usagers seraient les mieux à même de connaître les besoins des autres usagers car ils détiennent les « secrets » de leurs pratiques et ont partagé des expériences de vie auxquelles les non initiés c’est-à-dire les professionnels ne peuvent pas avoir réellement accès. L’auto-support met en avant des compétences de vie (life skills) des usagers de drogues pour la prévention et la prise en charge : compétences pharmacologiques (effets des produits), sociales (connaissance des réseaux d’usagers), techniques (pratiques de consommation), morales (codes spécifiques au monde des usagers). A travers les groupes d’entraide et les groupes d’intérêt, ce mouvement promeut la valorisation des savoirs profanes par le biais d’une expertise subjective, technique, et sensible.

Cette expertise des usagers de drogues promue par l’auto-support est confrontée à des limites et des paradoxes, principalement liés au contexte social et légal de l’usage de drogues en France, mais également aux conditions d’application locale du concept d’auto-support. Tout d’abord, les groupes d’intérêt sont confrontés à des difficultés dans le recrutement des militants, car l’investissement dans des groupes d’intérêt trouve peu d’écho auprès des usagers de drogues les plus socialement précaires qui sont soumis à la « culture de la survie » au quotidien ; et auprès d’usagers « insérés » socialement qui ne souhaitent pas dévoiler leur usage de drogues, par crainte de la stigmatisation et des conséquences sur leur mode de vie. De plus, si la typologie distinguant groupes d’intérêt et groupes d’entraide est opérante du point de vue conceptuel, elle peut être discutée du point de vue de son application pratique. En effet, certaines associations affiliées à ASUD, telles que l’association ASUD Marseille, souhaitent s’extraire de cette distinction entre groupes d’intérêt et groupes d’entraide, en revendiquant une affiliation plus large à la démocratie participative dans le champ de la santé. Cette association pourrait alors être qualifiée de « groupe d’entraide citoyenne », car il revendique l’application concrète de la relation d’aide, en permettant aux usagers de retrouver leurs capacités pour occuper une place de citoyens dans l’espace social ; et de faire des choix « raisonnés » dans le domaine de la santé, à travers l’application du principe de réduction des risques.

Bibliographie

Jauffret-Roustide M (sous la direction de). 2004. Les drogues : une approche sociologique, économique et politique. Paris: La documentation française.

Jauffret-Roustide M. 2009-b. Self-Support for Drug Users in the context of harm reduction policy: A Lay Expertise Defined by Drug Users’ Life Sills and Citizenship In Health Sociology Review: 18 (2): 159-171.

Jauffret-Roustide M. 2010. Narcotiques Anonymes, une expertise profane dans le champ des conduites addictives centrée sur le rétablissement, la gestion des émotions et l’entre-soi communautaire. Pensée Plurielle. Parole, Pratiques & Réflexions du social. N°23, p. 93-108.

Reissmann, F. 1965. The Helper Therapy Principle. Social Work, 10, p. 27-32.

Trautmann F. Peer support as a method of risk reduction in injecting drug-user communities: experiences in dutch project and the “European peer support project”. The Journal of Drug Issues, 1995; 25: 617-628.

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