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Conscience persécutive et pathologie du vivre ensemble au Burkina Faso

Pierre-Joseph LAURENT - Anthropologue, Directeur du Laboratoire d’anthropologie prospective à l’Université catholique de Louvain

Année de publication : 2010

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°39 – Contribution à la notion de paranoia sociale (Juillet 2010)

Aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, la désétatisation, renforcée par les changements climatiques, attise la violence et les mouvements migratoires. Les possibilités d’entrevoir le chemin de la survie à long terme s’amenuisent pour la majorité de la population, augmentant ainsi son sentiment d’insécurité. La crainte, la jalousie, la peur s’amplifient et conduisent les populations à rechercher une autre protection que celle qu’aurait dû fournir aux citoyens l’Etat-nation.

Et pourtant, l’observation de scènes thérapeutiques liées aux nouvelles églises de guérison en Afrique de l’Ouest aurait pu faire croire à un autre processus. J’ai montré que certains fidèles espéraient s’extraire de l’univers de la persécution par l’adhésion à un système d’interdiction prescrit par la Bible et l’intériorisation du sentiment de culpabilité qui en découle. En référence à la Bible, qui crée « un monde », ces croyants, dotés de cette capacité de décoder les rapports sociaux en termes de bien et de mal, pensaient se mouvoir dans la noirceur « du monde » sans en être affecté. Ces paysans pentecôtistes mossi aspiraient à une vie plus individuelle, c’est-à-dire surtout à être quitte de l’entourage (famille, voisins, amis…) qu’ils estimaient désormais ruineux. Ce rêve ne durera qu’un temps.

Dans ces régions, à défaut d’Etat-tiers impartial (déficit de la solidarité étatique et institutionnelle), les relations entre les personnes impliquent un face à face permanent et les médiations interpersonnelles s’établissent par la possession supputée de puissances offensives et/ou défensives (chacun disposant de sa propre violence). Les conséquences sur la vie en commun s’appréhendent par ces formules : tu m’aides si je « t’affecte » ; je « t’affecte » pour que tu m’aides ; je me protège contre les jalousies et les rancœurs ; je vis dans la crainte de l’autre. Les relations entre les membres de la société s’établissent sur un équilibre instable basé sur l’imaginaire investi dans la possession personnelle de protections, c’est-à-dire de puissances (fétiches, divinités, Dieu). La régulation du vivre ensemble se dédouble pour envahir une scène imaginaire où règnent la peur, la rumeur et les craintes d’attaques en sorcellerie.

Les troubles de la persécution renvoient à un moment de réforme de la culture où des personnes sont animées par la volonté d’adhérer à une certaine forme de vie occidentalisée, mais où tout se passe comme si la décision quant à la manière d’y parvenir restait impossible à prendre.

Ainsi, cette maladie chronique dont souffre le pasteur Charles. Financièrement aisé et bigot, il vit depuis plusieurs années reclus dans sa maison d’une petite ville proche de Ouagadougou, la capitale. Un jour, il me parla d’un mal étrange pour lequel il consulta divers thérapeutes. Les douleurs ne cessèrent pas. Et le croyant – guérisseur de l’Eglise pentecôtiste finalement consulté, lui expliqua : il avait dû trouver en dessous de son bureau un bout de tissu avec trois aiguilles, munies de fils de couleurs différentes. Il aurait piétiné le fétiche, déposé là par quelqu’un qui voulait lui nuire. A présent, le fétiche le possédait. Il expliqua encore que les membres de la coopérative, dont il était responsable, voyaient sa maison au centre d’une grande cage. De nombreux singes étaient accrochés aux parois extérieures de la cage. Les animaux poussaient des cris et ils passaient leurs mains à travers le grillage. Et lui, le pasteur, se trouvait au centre de la cage avec sa famille. A l’évidence, ce récit traite de la permanence d’une pensée de la persécution.

L’examen d’un autre moment pénible de la vie du pasteur Charles, celui du décès de son fils cadet, permet de mieux saisir ce processus. Ce pasteur, figure emblématique des mouvements paysans du plateau central mossi, est à la fois admiré et détesté pour son autoritarisme, et sa réussite suscite jalousie et rancœur. Alors qu’il était empêtré dans un conflit majeur qui l’opposait aux membres de son association, son fils se noie. Selon la doctrine de l’Eglise pentecôtiste (Assemblées de Dieu du Burkina Faso), l’explication de la cause de la mort par le recours à un tiers persécuteur jaloux est proscrite, de même que toute idée de vengeance. Cependant, le pasteur Charles ne parvient pas à se décider entre deux explications du décès de son fils, soit la conception d’une mort causée par Dieu et donc à l’exclusion d’un humain, soit une mort causée par un ennemi :un atermoiement qui le mine.

Pasteur Charles (sept. 2004) : Dieu m’a mis à l’épreuve. J’ai prié et aujourd’hui, Dieu m’a aidé. Tu dois comprendre, c’est à cause de ce projet de coopération au développement que mon fils est mort. C’est sûr que mes ennemis voulaient me nuire à travers ce projet. Ils ont tenté de m’attraper. Comme ils n’ont rien pu faire contre moi, ils ont alors tué mon fils. Je sais qu’il faut être puissant. Il ne faut jamais rien laisser passer sinon c’est moi qu’ils vont attaquer. Il faut être digne et donc il faut tout poursuivre…

La « gestion sorcière » de la vie commune repose sur un sentiment largement partagé de persécution : des groupes vivent dans la peur et la crainte de l’autre, dans l’omniprésence de la violence et de la vengeance. Ainsi ce récit qui m’a été donné pour me faire comprendre un aspect de la conversion pentecôtiste.

Pasteur Isaïe : Je m’en souviens […], acquérir une moto est une grande chose et ce n’est pas simple […], j’ai demandé aux frères et aux sœurs de prier pour moi, pour que je puisse l’utiliser en paix. Ensemble nous avons prié et le Seigneur s’est révélé à l’un d’entre nous. Un frère a eu une vision pendant la prière et a su que quelqu’un du village tenterait de me faire du mal par l’entremise d’un accident. Effectivement, […] j’ai eu un accident à Ouagadougou, avec cette moto…

Comprenons que l’obtention d’une moto déclenche la jalousie de tiers et, en filigrane, la conversion équivaudrait ici à l’idée d’abandonner la haine, la jalousie, le sentiment de persécution, la peur, la crainte et donc l’état de « guerre » qui règne entre les personnes. C’est la toute-puissance de l’individu où un coup entraîne un autre coup qu’il est question, c’est-à-dire la violence autonome, celle qui n’épargne pas plus les sociétés occidentales que d’Afrique lorsque cette violence devenue autonome vous renvient comme une nouvelle barbarie.

L’idée de modernité insécurisée rend compte d’un moment particulier de réforme des cultures, où un grand nombre de peuples sont aspirés par la modernité trans-nationalisée. Le temps de la modernité insécurisée conjugue l’affaiblissement des formes de la prise en charge de la vie commune et les difficultés de l’Etat d’organiser dans la sérénité la survie de pans entiers de sa population (déficit de retraite généralisée et des aides publiques dans les domaines de la santé et de l’enseignement, absence de chômage…). J’ai proposé l’hypothèse selon laquelle la gestion du « vivre ensemble » doit alors assez logiquement mobiliser des catégories de l’imaginaire, où les registres de la peur et la nécessité de protection contre ceux qui vous en veulent, passent par l’évocation de la « magie » et de la « manipulation de forces de l’invisible » caractérisant les relations entre les personnes.

Bibliographie

Pierre-Joseph Laurent, Beautés imaginaires. Anthropologie du corps et de la parenté, Editions Académia, collec. Anthropologie prospective.

Michel Leiris, (1988), L’Afrique fantôme, Gallimard.

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