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Les marques sur la peau: initialisation et non initiation

Patrick BAUDRY - Professeur de sociologie, Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3

Année de publication : 2010

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°38 – Pourquoi les adolescents inquiètent-ils les adultes ? (Avril 2010)

Les marques sur la peau ne sont pas seulement de surface. Les scarifications viennent pénétrer la chair. Des tatouages – qui ne procèdent plus d’une symbolique collective ou de l’affirmation d’une marge subie ou revendiquée (celle des prisonniers ou des marins) – sont également incisifs tout en étant ambigus. Sur soi et en soi, le trait plus ou moins habile ou esthétique, vient à la fois affirmer une identité et sa mise en doute.

Une initialisation

De quoi s’agirait-il ? De quête identitaire dira-t-on, quand dans le tourment d’un grandissement, la personne voudrait se connaître et atteindre son propre rivage. Le corps serait-il le territoire qu’il faudrait que l’individu pratique pour composer son unité ? C’est surtout au bord de lui-même que l’adolescent se situe. Exposé sans doute, mais aussi retiré. Explicite et secret. Lisible et mal déchiffrable.

Ces marques n’intègrent plus à une société. Dans les cultures négro-africaines, l’épreuve physique dont témoigne le signe inscrit (ou écrit) contraint à entrer dans le monde adulte. Le risque corporel ou le remaniement d’un montage du corps ne procède pas d’une invention individuelle : il est obligatoire. C’est dans un cadre intergénérationnel (non pas intra-générationnel ou de façon solitaire) que le rapport à la loi et à la limite s’énonce. L’impouvoir, le devoir de responsabilité signifient la fin de l’enfance et initient à une vie qui détermine à transmettre. Il s’agit bien moins de définir une identité comme nous serions peut-être portés à croire que cela est essentiel – que de situer une place dans une chaîne intergénérationnelle.

Il n’y a aucune initiation (au sens anthropologique du terme) dans les marques répétées des scarifications contemporaines. L’enjeu est celui d’une initialisation : marquer un début, afficher un commencement, s’inscrire dans une histoire où l’on puisse non pas se connaître mais situer un positionnement. Dans cette perspective, c’est n’est pas un repli qui s’organise maladroitement, mais un « dépli » qui se tente. Ce n’est pas sur la « limite » que semblent affirmer des attitudes extrêmes qu’il faut focaliser l’attention, mais sur le rapport qui se joue à cette limite que la personne veut placer.

La limite s’entrevoit le plus souvent comme un trait. Or c’est une zone intermédiaire. Ce qui se dessine sur le corps fait place à un écart. Dans ces pratiques qui portent atteinte à l’intégrité corporelle, et en raison de l’ivresse qui semble attachée à une mise à mal du montage corporel, il semble que l’individu s’évade de lui-même et qu’il abandonne les conventions relationnelles. Le plaisir y tiendrait à la possibilité d’être ailleurs, comme hors du monde en commençant par se vivre hors de soi. Il semblerait que l’omnipotence s’expérimente dans la possibilité de se défaire de tout lien, tout en revendiquant une éventuelle appartenance à une communauté étrangère. Mais l’on peut proposer un autre regard sur ces pratiques.

L’excès de lien

Ne s’agit-il pas, au contraire d’une libération totale, de se souder à soi-même ou de pratiquer intensivement un rapport de soi avec soi, comme si la distanciation du soi-même était intolérable et qu’il faille coller à sa propre identité ou à sa propre image en en faisant le lieu de sa propre identification ? La dépendance serait moins gouvernée par « l’éclate » que par la préoccupation d’une continuité. La conduite extrême ne serait donc pas une pure sortie, mais une tentative, en direction d’une extériorité, de ressouder pour soi la donne identitaire, sauf que cette extériorité serait toujours au-delà du soi-même, incitant alors à la prise augmentée de risque, à la surenchère répétée d’une tentative de coïncidence avec un soi-même qu’on voudrait enfin posséder.

Tout se passe comme si l’image de soi devait être réglée, vérifiée, précisée, définie, c’est-à-dire comme s’il ne fallait pas d’écart entre l’image et soi-même, mais aussi comme si cette image était hors de soi ou fournissait dans l’expérience de sa fabrication la possibilité de se dissocier de soi. Pas d’écart entre son image propre et soi-même : il s’agit du refus du soi-même comme écart. Mais aussi fabrication de cette image qui permettrait de se fonder de l’extérieur de soi : comme si donc il ne fallait pas seulement s’assurer de soi-même et de sa propre conformité, mais de faire du soi un hors lieu. Celui qui va mal n’a évidemment rien d’un conquérant ; il s’enferre et ne « s’évade » nullement. Il reste rivé à lui-même, ne fait société qu’avec sa propre personne. Mais le paradoxe de l’excès du lien, c’est bien qu’en se fixant à lui-même, l’individu s’installe dans le « travail » de cette fixation et parvient en effet à se dépasser : au sens où il se tient en dehors de lui-même.

Bibliographie

Baudry P., (2005), Le Corps extrême, Paris, L’Harmattan.

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