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Les fausses évidences de l’évaluation

Fabien DE GEUSER -
Olivier SAULPIC - Professeurs de contrôle de gestion à ESCP-EAP, Paris.

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°34 – Mesurer… les effets de l’évaluation (Mars 2009)

L’évaluation est au cœur des discours et des pratiques dans tous les secteurs de la société. Elle est souvent associée à la notion de résultat et/ou de performance. Il n’est pas toujours facile de savoir ce que cette idée recouvre en pratique, ni sur quels principes elle repose. De plus, elle part du postulat qu’évaluer l’atteinte d’objectifs augmente toujours les chances d’atteindre ces objectifs. Ce postulat est, même s’il paraît aller de soi au premier abord, très discuté et discutable. En outre, l’évaluation peut prendre des modalités variées (formelles, rigoureuses, subjectives, discrétionnaires,…). Négliger ces variétés de formes, de pratiques et de postulat peut conduire à appliquer sans précaution des solutions simplistes et potentiellement dangereuses.

Les justifications de l’évaluation sont diverses : il semble légitime d’évaluer l’utilisation que des organisations et/ou des individus font des ressources qu’on leur a confiées ; sans évaluation (des résultats) il est difficile de s’améliorer; l’évaluation des résultats est un moteur important de la motivation des individus. On y ajoute parfois l’idée fausse que l’évaluation nécessite des indicateurs chiffrés sous-tendue par le principe qu’on ne gère bien que ce qui se mesure.

Or, ces justifications sont inexactes notamment parce que la notion d’évaluation est trop vague et se fonde sur de nombreuses confusions :

  • Confusion entre indicateur et objectifs : on confond l’indicateur suivi avec l’objectif poursuivi. L’indicateur ne recouvre qu’une partie de ce dernier. Ainsi évaluer un étudiant par un examen ne mesure pas complètement son apprentissage. Par conséquent l’évaluation risque de focaliser l’attention des personnes sur des dimensions limitées de leur activité.
  • Confusion entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque : la motivation qui serait engendrée par une évaluation sur les résultats peut aller à l’encontre de celle liée au travail lui-même, dite motivation intrinsèque (celle fondée sur le plaisir de l’activité). De même, l’évaluation fondée sur des classements peut conduire à se dépasser mais aussi à une trop grande insécurité, voire à un sentiment d’iniquité qui nuit à la motivation. Enfin, si l’évaluation peut favoriser l’apprentissage, elle n’est pas toujours nécessaire : on peut apprécier ses progrès sans évaluation externe.
  • Confusion entre les finalités de l’évaluation : les systèmes concrets d’évaluations permettent difficilement d’atteindre simultanément les objectifs d’apprentissage collectif et de motivation. Par exemple, en comparant les résultats de deux entités, on souhaite réfléchir à la façon d’améliorer l’efficience de ces deux entités. Mais comment faire en sorte d’éviter de comparer la performance des responsables des deux entités et donc de les juger, ce qui nuira à l’échange d’information en vue d’une amélioration du fonctionnement global de ces entités ?
  • Confusion entre évaluation et mesure : ces discours font le postulat que pour évaluer, il faut mesurer, laissant de côté toute forme autre d’opinion rigoureuse comme le jugement d’expert. Or, il est possible d’évaluer sans mesurer et ce qui ne se mesure pas peut se gérer. En outre, la mesure peut conduire à négliger ce que l’on ne peut pas mesurer.
  • Confusion entre évaluation des activités et évaluation des individus : il peut être important de connaître la performance d’une activité (par exemple pour savoir comment allouer les ressources entre les activités), mais celle-ci peut comporter des éléments non contrôlables par le responsable de l’activité. Autrement dit, la performance de l’activité peut être mauvaise sans que celle de son responsable le soit et réciproquement, mais la différence est trop rarement faite.
  • Confusion entre résultat passé et capacité à engendrer du résultat futur : les pratiques d’évaluation se fondent souvent sur l’idée que la performance réalisée est un bon prédicteur des capacités de la personne évaluée et qu’avoir été efficace implique qu’on le sera toujours. Or ce mode d’évaluation peut faire courir le risque du court-termisme et de la maximisation du résultat immédiat au détriment du futur.
  • Confusion entre mesure de la performance et utilisation de la mesure de la performance : il est aussi important de définir comment mesurer la performance que comment utiliser cette mesure (quand, par qui, pour mettre en place des systèmes de sanction / récompense ou non…).

Or ces confusions ne sont en général pas évoquées et masquées par un discours uniformisateur, mettant en avant une « culture de l’évaluation » homogène et universelle, renforcé par la volonté de nombreux dirigeants d’imposer rapidement leur marque à travers un volontarisme qui trouve un support dans ces affirmations faciles concernant le lien automatique entre évaluation et efficacité. Cela conduit à la diffusion de solutions « clé en mains » qui n’existent en fait pas, mais sont les seules qui puissent faire l’objet de démarche marketing et renforcer rapidement la légitimité de ces dirigeants.

Pourtant les observations montrent que les effets des différentes pratiques qui peuvent être reliées à l’évaluation sont contrastés. D’un point de vue économique et organisationnel, ces pratiques peuvent favoriser l’alignement des actions de chacun sur des priorités communes, mais elles peuvent aussi nuire à la prise de risque et à l’innovation, ou poser des problèmes de coordination entre entités. En ce qui concerne les personnes, ces pratiques peuvent avoir des effets positifs sur la motivation, mais elles induisent aussi des risques de démotivation, et sont parfois au cœur de nouvelles formes de souffrance au travail. Elles induisent en particulier un sentiment de précarité lié à la fragilité des personnes, toujours en situation d’évaluation. Ne pas atteindre son but devient une préoccupation permanente et fait alors courir le risque du développement de mécanismes de défense, face à cette précarisation des parcours, tels que les comportements conformistes, prudents… On pourrait alors faire apparaître une articulation évaluation-précarité-conformisme qui irait à l’encontre de l’exigence d’innovation et de prise de risques.

Au final, l’évaluation est un concept vague qui permet souvent de justifier la diffusion de pratiques supposées standard et vertueuses en toutes circonstances. Le simplisme qui prévaut néglige la complexité liée à l’imbrication des différents objectifs de l’évaluation et au fait que la mise en œuvre de l’évaluation peut prendre des formes extrêmement variées. Diffuser des solutions simples et standard relève soit de la naïveté, soit de l’idéologie. L’évaluation peut être utile, mais elle relève de pratiques complexes qu’il est souhaitable d’appréhender comme telles.

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