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Du bouc homosexuel au gay émissaire…

Eric VERDIER - Psychologue et chercheur à la Ligue Française pour la Santé Mentale

Année de publication : 2008

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°31 – Reconnaitre les discriminations, dépasser le déni (Juillet 2008)

Depuis 2003, date de sortie de mon premier livre « Homosexualités et suicide »1, la sursuicidalité des jeunes se découvrant homo ou bisexuels commence à être reconnue en France. Les estimations actuelles (pour la plupart s’appuyant sur des études réalisées outre Atlantique) oscillent entre le quart et la moitié des garçons et des jeunes hommes se suicidant. La fourchette basse correspond probablement à la proportion d’homosexuels dans les suicidants, alors que la fourchette haute étend l’hypothèse à ceux qui sont victimes d’homophobie (pas considérés comme des « vrais hommes ») sans être forcément homosexuels. Chez les filles, les estimations sont plus faibles (autour de 10% des jeunes femmes).

Comment analyser la persistance de la souffrance qui entoure la découverte de cette « différence » ? Comment comprendre surtout que le déni de cette souffrance par les professionnels en santé mentale perdure ? Mes recherches sur les phénomènes de bouc émissaire chez les jeunes2 ont mis en évidence que ce n’est justement pas la souffrance qui tue par suicide, mais le déni de celle-ci dans l’environnement social de la personne.

Un bouc émissaire est une personne (ou un groupe de personnes) qui endosse un comportement que le groupe social qui l’environne refuse d’assumer. On pourrait dire qu’aborder les discriminations par cet angle d’approche permet de conjuguer les phénomènes sociaux propres à ce champ d’expertise, mais également les phénomènes psychologiques liés à l’isolement. Sans réduire toute victime à un bouc émissaire, la prise en compte de la parole des premiers passe nécessairement par la dénonciation d’un abus, parole qui est précisément confisquée aux seconds. Les boucs émissaires sont en quelque sorte un « œil du cyclone » de la violence contemporaine : prendre en considération les sentiments et les responsabilités des divers protagonistes pourrait permettre de se doter d’outils de repérage et d’analyse efficaces, et de restituer aux boucs-émissaires leur fonction première de « moteurs de transformation sociale ».

Chez des jeunes qui ont par ailleurs d’autres vulnérabilités, l’homophobie devient déterminante dans la trajectoire suicidaire, tant que le déni du corps social expose le jeune concerné à une insupportable solitude… Les groupes de pairs constituent certainement l’un des meilleurs facteurs de protection face aux discriminations, à condition qu’ils puissent tous se retrouver sous une même bannière. Mais où trouver ceux et celles qui sont comme soi quand révéler son homosexualité est encore un tabou ? De fait, ce sont les jeunes qui sont identifiés dans le corps social comme homosexuels – autrement dit les garçons féminins, et dans une moindre mesure les filles masculines – qui sont exposés aux moqueries et au rejet, souvent sans qu’il s’agisse de préférence affective homosexuelle. Et c’est encore plus violent pour des jeunes qui sont précisément homo ou bisexuels, car ils sont alors débusqués, et d’autant plus vulnérabilisés qu’ils ont intériorisé une blessure passée amenuisant leur capacité à se cacher pour se protéger.

L’astuce, pour ne pas être bouc émissaire, est donc de pouvoir se camoufler, jusqu’à parfois rire d’eux, ceux et celles qui portent les stigmates. S’approprier le stigmate à l’inverse permet paradoxalement de masquer son intimité, en riant avec ceux et celles qui ne sont pas dupes car ils font de même, et en transformant la honte en fierté. Ainsi, si celui qui est supposé homosexuel (souvent parce qu’il transgresse les codes du genre) se sent obligé de préciser qu’il est hétérosexuel, il s’expose à l’humiliation de la contamination du stigmate.

C’est cela que tous les jeunes boucs  émissaires ont en commun, qu’ils soient ou non homo-bi-trans/sexuels : ils et elles transgressent le genre assigné, et sont de fait victimes du diktat conjoint de la virilité et de la « matrilité »3. Ces jeunes sont toujours des cumulards, c’est-à-dire que plusieurs facettes identitaires dissonantes dans le regard social leur interdit l’accès à une « tribu » de pairs protectrice, à une époque où les normes communautaires ont pris le relais d’une norme sociétale unique – incitant tous les déviants à s’unir par solidarité, à l’instar de mai 68…

L’enjeu, pour ceux qui parmi nous sont conscients de leur extrême vulnérabilité, est de permettre à ces jeunes de trouver un environnement résilient, combinant la capacité à donner du sens à leur histoire et un soutien inconditionnel d’au moins un adulte référent… C’est aussi cela qui est attaqué par la normopathie, cette pathologie de la norme pouvant être définie comme une absence de soutien humain face à un abus, associé à un renoncement sur la quête du sens – ce que Primo Lévi appelle l’espace du « sans pourquoi ».

Ces jeunes sont des précurseurs, des moteurs de transformation sociale. C’est la singularité de genre qui émerge au cœur de l’explosion tribale contemporaine, qui constitue la vraie transformation amenée par ces jeunes, où le féminin, opprimé socialement par la virilité, et le paternel, dominé au foyer par la matrilité, se donnent la main. C’est autour de la sexualité que se joue l’essentiel des phénomènes de discrimination et de violence chez les jeunes.

Notes de bas de page

1 Co-écrit avec Jean-Marie Firdion et publié aux éditions H&0, janvier 2003.

2 Dans le cadre de la recherche-action « Discriminations vécues ou craintes chez les jeunes et conduites à risque létal », menée de 2003 à 2006 pour la Ligue des droits de l’Homme, avec un soutien du ministère de la santé notamment.

3 La matrilité est à la féminité ce que la virilité est à la masculinité : un ensemble de comportements, de représentations et d’attitudes, qui confère à la personne qui les revendique un statut de dominant. Le stéréotype de la « bonne mère » est aussi sacré et donc enfermant pour les femmes que celui du « vrai mec » l’est pour les hommes.

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