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A propos de l’autocensure sur le lieu de naissance dans les dossiers psychiatriques

Saïda DOUKI DEDIEU - Professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de Tunis et à l’Université Claude Bernard de Lyon, Présidente de la Fédération des psychiatres arabes depuis 2001, Secrétaire générale de la section « Women’s Mental Health » de l’Association Mondiale de Psychiatrie

Année de publication : 2008

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°31 – Reconnaitre les discriminations, dépasser le déni (Juillet 2008)

Quand j’eus le privilège d’être nommée Professeur Associé à l’Université Claude Bernard de Lyon, et d’être affectée dans le service du Professeur Jean Daléry, au CH Le Vinatier, en septembre 2006, je formulai immédiatement le souhait de mener une recherche sur la santé mentale de la population migrante d’origine maghrébine. On sait que « … le domaine où les connaissances sont quasi-nulles est celui de la santé des immigrés … et de l’accès aux soins » (Haut Comité de Santé Publique français, 1995)

Ma propre identité de tunisienne et mon expérience de trente années de pratique psychiatrique dans mon pays suivant cinq années de formation en France, m’offraient a priori une plate-forme idéale de compréhension des mutations opérées par la transplantation d’une population maghrébine dans un pays de culture différente.

Je choisis de comparer deux groupes de patients hospitalisés en France et en Tunisie pour tenter d’identifier des différences qui témoigneraient d’un changement dans la demande de soins en santé mentale à la faveur de la migration.

Grâce au concours des collègues chefs de service, j’eus rapidement à ma disposition les bases de données informatiques portant sur les patients hospitalisés dans le Pôle Est et dans un service de psychiatrie adulte à Tunis en 2006.

J’étais d’emblée consciente d’un premier biais méthodologique lié au recrutement des deux populations à comparer. L’échantillon lyonnais serait certainement moins représentatif de la population d’origine maghrébine souffrant de troubles mentaux que l’échantillon tunisien, du fait que le Pôle Est n’est qu’un maillon d’un dispositif multiple et varié d’assistance psychiatrique alors que le service tunisien est l’unique structure de soins spécialisés offerte à la population du secteur. Toutefois, ce biais ne devait pas grandement entacher les résultats.

Je pensais effectuer un premier tri de mon échantillon maghrébin à partir du lieu de naissance des patients, en me réservant la possibilité d’en confirmer l’origine « ethnique » en consultant les dossiers cliniques. Je n’étais effectivement pas sans ignorer que nombre de maghrébins sont nés en France et autant de français au Maghreb.

Et là, je connus mon premier choc « culturel » ! Contrairement aux données tunisiennes, où le lieu de naissance est systématiquement saisi, indépendamment de la nationalité du patient, à Lyon, il ne figurait pas dans le tiers des données informatisées1

J’espérais, néanmoins, combler cette lacune en consultant les dossiers et là je connus mon deuxième « choc culturel » ! Seule une saisie « distraite » des données pouvait expliquer ce tiers de manquements, pensais-je, mais la consultation du millier de dossiers de sujets hospitalisés cette année-là ne réduisit que faiblement cette marge d’erreur.

Par un curieux hasard, une polémique sur le sujet des statistiques ethniques prenait corps en France au même moment et occupait les colonnes des journaux et les dossiers télévisés. Le Conseil Constitutionnel finissait par prendre position en confirmant l’interdiction.

Les psychiatres prendraient-ils en charge des femmes et des hommes sans origine ? Certains confrères reconnurent honnêtement qu’ils omettaient volontairement de remplir les cases réservées au lieu de naissance et encore plus à la religion, craignant confusément le traitement qui pourrait être fait de ces données vouées à être informatisées et stockées dans une banque de données. L’autocensure relayait efficacement l’interdit.

Je dus me résoudre à supputer l’origine ethnique des patients à partir de leurs noms et prénoms (ce qui est, me dira-t-on non seulement probablement illégal mais surtout peu scientifique). C’est ce que Patrick Simon appelle des « bricolages » pour reconstruire des mesures indirectes de l’appartenance ethnique des individus.

De fait, je connus là encore un bon nombre de surprises : des identifiants évocateurs étaient en fait originaires de pays non maghrébins (Kosovo, Turquie, Sénégal, Comores etc.) ; d’autres migrants venus du Maghreb avaient changé de nom et/ou de prénom à l’occasion de la naturalisation. A ce propos, la « francisation » des noms et ou prénoms proposée au moment de l’acquisition de la nationalité française en dit long sur les effets discriminatoires des patronymes non français.

En dépit de ces obstacles et biais probables, les résultats dépassèrent mes espérances et ouvrirent la voie à de nombreuses interrogations porteuses de promesses de réponses:

-Y a-t-il une surreprésentation des maghrébins dans la population hospitalière psychiatrique? L’échantillon retenu représentait 23% des patients admis cette année-là au Pôle Est du Vinatier. Mais comment en juger sans rapporter ce chiffre aux maghrébins hospitalisés dans les cliniques privées et à la population générale ? J’eus certes accès au nombre de Maghrébins habitant le secteur, mais combien d’autres étaient désormais français ? Sans compter que dans mon propre échantillon, j’ignorais totalement le taux de sujets naturalisés.

– Y a t-il une sous représentation des femmes ? Elles n’étaient qu’une petite moitié par rapport aux hommes ! Exactement comme dans les pays d’origine, où la stigmatisation des soins psychiatriques exerce un obstacle insurmontable (sauf urgence) à l’hospitalisation en milieu spécialisé. Par contre, elles sont majoritaires dans les consultations psychiatriques. La réponse est ici claire, car la population migrante s’est largement féminisée2. Où sont donc ces femmes ? Y aurait-il une action spécifique à mener à leur endroit ?

– Y-a-t-il une prévalence plus élevée de schizophrénie chez les hommes maghrébins ? C’est ce que les chiffres semblent montrer, confirmant une des rares constantes de l’épidémiologie de la migration. Cette douloureuse pathologie atteindrait-elle surtout les générations ultérieures de l’immigration ? Mais comment l’affirmer sans groupe comparatif autochtone ? En quoi la naturalisation, marque supposée d’intégration, réduirait-elle ce risque ? Comme d’ailleurs celui des comportements délictueux qui paraissent également plus nombreux dans cette population ?

– Y-a-t-il réellement des différences cliniques et comportementales entre les Maghrébins nés dans leur pays d’origine et les générations nées ou ayant grandi dans le pays d’accueil ?

Ces questions restent encore sans réponse alors qu’elles pourraient ouvrir la voie à des approches préventives qui toucheraient autant la santé mentale que l’intégration qui deviennent, à ce stade, quasi synonymes.

Pour Dominique Schnapper3, l’interdit des statistiques ethniques s’inscrit dans une dérive de l’utopie égalitaire française : « Il m’apparaît, aujourd’hui, de manière évidente, que les statistiques françaises qui refusaient de prendre en compte la religion ou l’origine historique dite ethnique étaient l’expression directe de l’utopie créatrice de la citoyenneté selon laquelle on est également citoyen quelle que soit sa religion et son origine historique ; en sorte que les citoyens français ne sauraient être distingués, même dans les statistiques, selon leurs croyances ou leurs origines… On comprend dès lors les passions qui entourent le problème des statistiques».

Certes le lieu de naissance n’est pas une variable pure, surtout de nos jours, compte tenu de la mobilité des populations. On peut naître en dehors de son pays au gré du déplacement des parents sans forcément en adopter la culture. Toutefois, conjugué à d’autres indicateurs, tels le patronyme, la nationalité ou la religion, il devient hautement informatif de l’origine ethnique du sujet et de son identité culturelle. C’est précisément cette identité que le soignant doit impérativement cerner car, en psychiatrie plus qu’ailleurs, elle contribue à déterminer le développement et l’expression de la souffrance psychique comme la nature et la qualité de la relation thérapeutique.

L’autocensure pratiquée par les soignants témoigne peut-être de leur volonté de traiter indifféremment les patients de toutes origines, mais c’est méconnaître les effets et la réalité du transfert, du contre-transfert culturel et des malentendus. En refusant plus ou moins inconsciemment de prendre en compte des distinctions liées à l’origine historique qui existent dans la réalité des rapports sociaux, cette cécité de l’origine aboutirait à conforter et légitimer  la réalité des inégalités et des discriminations.

Peut-on à ce point privilégier le devoir de Mémoire envers l’Histoire au point d’occulter ou de refouler le devoir de mémoire envers l’histoire personnelle d’un sujet souffrant ?

Peut-on craindre à ce point les dérives des chiffres et fichiers au point de refuser de décrire ou d’écrire les lettres et dossiers de la subjectivité, de l’unicité, de l’identité culturelle ?

Peut-on à ce point revendiquer l’égalité au point de gommer les différences et de se fermer à la possibilité de les réduire ?

Curieuse France où on affirme en même temps le droit à l’égalité et à la différence en pratiquant la réalité de l’inégalité et de l’indifférence : tant de droits s’affrontent ! Le devoir de protection des enfants entérine la pratique de la polygamie, le droit à la protection culturelle, celui de l’excision ou des mariages forcés, le principe de laïcité prohibe les signes religieux ostentatoires alors que les fêtes religieuses chrétiennes continuent à être célébrées, y compris dans des institutions multiculturelles et multiconfessionnelles (comme les hôpitaux), la virginité est considérée comme une qualité essentielle justifiant l’annulation d’un mariage entre musulmans : droit à la différence et différence des droits, etc.

Les statistiques ethniques sont légitimes comme moyen de lutte contre les discriminations et comme outils d’analyse scientifique ; elles le sont comme outils de reconnaissance et d’intégration à la Nation de minorités visibles jusqu’ici définies négativement.

Comme souvent, la recherche en santé mentale débouche sur une interrogation sociale et finalement politique.

Notes de bas de page

1 Total des lieux de naissance non identifiés: 33%.

Maghrébins: 35% ; autres (y inclus, les autres patients d’origine étrangère): 31%.

2 Selon l’INSEE, la proportion de femmes et d’hommes s’est maintenant équilibrée, l’immigration féminine ayant succédé depuis 1974 à l’immigration masculine de main-d’œuvre, à la faveur du regroupement familial, de la migration économique et du désir d’émancipation.

3 Directrice d’études à l’EHESS de Paris (colloque sur les « statistiques « ethniques » le 19 0ctobre 2006, maison de la Chimie, Paris).

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