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La dangerosité, un discours d’ordre ou l’histoire “d’un pousseur de métro”

Jean-Pierre MARTIN - Psychiatre, Chef de service Hôpital Esquirol, Saint Maurice

Année de publication : 2006

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°23 – Danger, dangerosité et peurs : récuser le pouvoir prédictif (Juillet 2006)

Un homme de 30 ans est admis en hospitalisation d’office dans notre service, après avoir poussé un voyageur sur les rails du métro. Dès le premier entretien il apparaît qu’il s’agit d’un patient schizophrène en voyage à Paris et en rupture de traitement. L’acte est commenté par lui comme une volonté d’éloigner un homme qui lui masquait une jolie fille sur le quai. Il n’a pas conscience de l’aspect délictueux du geste. Au-delà des explications psychopathologiques possibles dont la recherche et le traitement est notre travail de clinicien, quel est le statut de cet acte ?

Du point de vue de la norme sociale il s’agit bien d’un acte dangereux, avec une sanction par la loi. Sur le plan clinique, il s’agit d’une impulsion psychotique agressive qui appelle une obligation de soin. Pourtant la mesure de police que représente l’hospitalisation d’office en fait un acte qui associe irresponsabilité et dangerosité sociale, amalgamant le délit à l’obligation de soin, le coupant d’une reconnaissance juridique qui aiderait à inscrire psychiquement son geste dans le travail clinique comme celui d’un sujet social de droit : il ne sera pas poursuivi pour son acte mais seulement soigné, donc seulement objectivé socialement comme schizophrène. La pulsion psychotique est détournée de sa fonction de défense du sujet désorganisé vers l’anéantissement de ce qui fait de lui un sujet au profit de la défense d’un corps social indifférencié. Il s’agit d’un véritable déni de citoyenneté, de tout débat contradictoire sur le sens et la nature de l’acte.

Cette mesure de police tend à traiter l’acte comme un pur objet médical, remettant en cause sa place dans la reconnaissance du sujet. Elle fait du clinicien un pur agent de l’ordre établi, donc d’une seule norme unique. Or la finalité créative de la clinique est justement d’interroger ces interstices du social où se construit et s’exprime la personnalité du sujet, loin des normes administratives dites de tutelle. Est-ce que cette liberté humaine fait du clinicien ou du psychothérapeute un danger pour l’ordre social ?

L’histoire de ce que l’usage appelle « un pousseur de métro » nous amène à élargir la réflexion. Le retour à des politiques de contrôle des « classes dangereuses »1 prend toute son ampleur avec le projet de loi actuel de lutte contre la délinquance qui fait du trouble mental une cause potentielle de délit au même titre que toutes les autres : le sujet est objectivé du côté de la délinquance, et le clinicien désigné pour détecter et soigner la dangerosité potentielle. Le discours politique sur la dangerosité trouve son prolongement dans l’ordre assigné à la psychiatrie comme outil de maîtrise des comportements violents ou toxicomaniaques dès le plus jeune âge2.

Ce retour prend son ampleur du côté du social où la notion d’insécurité amalgame et stigmatise les immigrés, les chômeurs, comme de jeunes « casseurs » potentiels, la banlieue étant le territoire de tous les dangers3. Dans tous les cas, le sujet  par son histoire sociale et ses aléas est objectivé du côté du « monstre » à combattre (versions administratives modernes : l’inadéquat, l’inadapté, le violent, le maltraitant…) et non sujet dont le statut social est à réhabiliter. En effet l’enjeu alternatif à ce cours répressif est bien ce que repèrent les sociologues : mettre du lien social là où la désaffiliation fait danger.

Depuis la loi du 30 juin 1838, le placement d’office, mesure administrative préfectorale d’ordre public,  se réfère au « danger pour autrui et pour soi-même ». Le soin est amalgamé à des nécessités de police sociale. Le discours politique et le sens commun en font un critère absolu : la dangerosité serait le risque intrinsèque de la folie mais aussi objet d’un traitement spécifique. Soulignons ici ce glissement de langage : le danger, notion objective caractérisant un symptôme passager, devient dangerosité, c’est-à-dire un état permanent. Mais l’histoire de la clinique, depuis deux siècles, met également en évidence un autre élément critique fondamental : si la notion de danger a du sens dans un ordre social, elle ne rend pas compte de l’émergence du sujet social moderne et de ses capacités normatives (G. Canguilhem). La socialisation n’est pas réductible au discours de pouvoir social et la clinique psychodynamique est dans cette perspective résolument subjective comme rapport du sujet au social. L’obligation sociale de soin est un rapport subjectif socialisé et non un impératif d’ordre répressif. Les pratiques de la clinique sont donc le lieu où les notions de danger et de dangerosité doivent être clairement distinguées, afin de ne pas réduire la diversité humaine à une normativité unique (en terme psychanalytique : le symbolique est barré). Elles se dégagent donc de la notion de gestion des risques qui traite uniquement des conditions sociales de la dangerosité qui fait partie des idéaux normatifs de chaque société.

Conclusion toute provisoire : les pousseurs de métro ne sont pas tous schizophrènes et le quotidien est plutôt ceux qui se suicident « en se poussant » sous le métro. Il apparaît également qu’être plus présent à l’autre sur les quais du métro (une histoire de lien social) rendrait peut-être celui-ci moins dangereux !

Notes de bas de page

1 Se reporter à l’article d’Olivier Faure

2 Se reporter à l’article de B.Golse « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans ».

3 Henry Rey La peur des banlieues , Ed. Les presses de Sciences Po, 1999.

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