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Représentation du trouble psychique par les médecins généralistes du Nord-Pas de Calais

L. DEMAILLY - Professeur de sociologie, Université de Lille
I. SOLOCH - Doctorante, USTL-IFRESI-CNRS

Année de publication : 2006

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, Psychiatrie, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°22 – La médecine générale à corps et à cris (Mars 2006)

L’étude1

Au-delà de ce qui est déjà largement exposé dans la littérature médicale et sociologique, à savoir que le médecin généraliste est, après l’entourage, la première personne que l’on consulte en cas de mal-être (c’est donc une des principales portes d’entrée dans le champ de la prise en charge des troubles psychiques) et que les médecins généralistes sont grands prescripteurs de psychotropes, l’étude permet d’affiner ce qu’il en est de leurs modes de catégorisations et de ré-adressage. Notre échantillon est composé pour 2/3 environ de médecins de zone urbaine, et pour 1/3 environ des médecins de zone (semi) rurale2. Les médecins généralistes sont assez difficiles d’approche à cause du système de la rémunération à l’acte (qui fait ressentir l’entretien avec le sociologue comme une perte de revenu) et de leurs horaires de travail lourds. Nous avons orienté l’entretien par les questions suivantes : à quoi reconnaissez vous qu’un de vos patients a un trouble psychique ? Que faites-vous dans ce cas ? Nous avons cherché systématiquement à explorer les représentations qu’ils se font des autres professionnels du champ de la santé mentale.

Les positionnements dans le champ des soins

On peut distinguer deux  cas de positionnement objectifs :

• Le médecin généraliste travaille sous les conseils d’un psychiatre qui suit le patient et qui lui a envoyé ce patient (ce dernier cas de figure devrait disparaître avec la mise en place du médecin traitant). Il s’agit de patients catégorisés comme psychotiques. Le médecin généraliste suit la prescription conseillée par le psychiatre.

• C’est le généraliste que le patient est venu voir. Les patients arrivent pour une consultation en exprimant soit un malaise psychique, soit une plainte somatique que le médecin généraliste va re-catégoriser comme trouble psychique.

Il arrive que les médecins généralistes reçoivent des personnes qu’ils n’ont pas habituellement comme patient (elles recherchent la discrétion et fuient leur « médecin de famille »).

Les pratiques de soin

Tous les médecins généralistes interviewés de notre échantillon sont des prescripteurs de médicaments psychotropes, exceptés le médecin qui partage son temps entre la médecine générale et la psychothérapie, les deux qui pratiquent l’homéopathie (mais, dans le suivi des toxicomanes, l’un des deux prescrit du Subutex ou de la Méthadone), le médecin ostéopathe.

La prise en charge est quasiment exclusivement médicamenteuse dans la moitié des cas, ou bien associée à un temps de « discussion (écoute et conseil) prolongé, ce qui signifie quinze minutes ». Exceptionnellement, on donne les rendez-vous en fin de journée pour pouvoir faire durer la consultation jusqu’à une demi-heure.

Les ré-adressages

Les médecins généralistes, globalement, ré-adressent très peu leurs patients.

En zone rurale, nous avons recueilli un discours systématiquement défavorable au ré-adressage, avec une argumentation en quelques points:

• le patient va attendre pour obtenir le rendez-vous, c’est beaucoup trop long,

• le psychiatre ne va pas faire mieux que moi,

• je ne vais plus revoir le patient (les psychiatres sont des gens avec qui l’on perd les patients),    je ne serai informé de rien du tout.

En ville, il y a davantage de ré-adressages, mais en même temps aussi des arguments pour ré-adresser le moins possible. Par exemple, trois généralistes qui pratiquent la médicamentation et la consultation plus longue pour donner des conseils, préfèrent assurer la prise en charge seuls.

« Oui, en général je démarre un traitement moi-même et puis si pour une raison ou pour une autre, cela ne suit pas la progression normale, on l’envoie chez un spécialiste ».

« Le patient se sentirait, je pense à mon sens, un petit peu abandonné. C’est-à-dire, il est venu vers vous, il s’est confié ou alors vous l’avez interrogé et il finit par se confier. Puis tout de suite après vous lui dites : vous devez aller voir untel !!! ».

« Oui, je ne m’en débarrasse surtout pas, parce que le fait d’adresser, parfois, la personne le ressent comme un abandon de la part du médecin ».

La vision des autres soignants

Les médecins généralistes voient les psychiatres « comme tout autre spécialiste »

Ah oui, il y a toujours les mêmes relations que tu peux avoir avec n’importe quel spécialiste à qui tu demandes un conseil : « Là j’ai des difficultés pour résoudre ce problème. C’est votre spécialité, aidez- moi ». Il te répond, voilà ce que j’en pense. Cela avec le psy comme avec un gastro, comme un cardio ou avec un chirurgien.

Mais ils évoquent un  manque spécifique d’échange avec les libéraux

 On a un suivi des patients que l’on envoie dans les centres spécialisés c’est-à-dire les hôpitaux psychiatriques entre guillemets parce que je crois que l’on ne les appelle plus comme cela. Là, on a très souvent un retour, un courrier qui nous demande une poursuite de prise en charge, qui nous conseille un traitement ou qui nous dit que le patient devra continuer d’être suivi dans le cadre de la consultation médico psychologique de secteur, etc. Par contre, lorsque l’on envoie chez un psychiatre libéral, c’est absolument exceptionnel d’avoir un courrier, d’avoir un suivi. Moi, cela m’a toujours complètement étonné parce que quand j’envoie quelqu’un chez le cardiologue ou le gynécologue, chez le pédiatre, j’ai un courrier systématiquement ou tout autre spécialiste, sauf le psychiatre. Au départ, j’avais du mal à comprendre qu’une fois que j’avais adressé un patient chez le psychiatre, je n’avais plus le droit de rien savoir. Et parfois le malade ne m’en parlait plus du tout.

En règle générale, il n’y a pas de courrier en retour. C’est le patient qui dit :  » j’ai vu le psy. Il m’a dit qu’il fallait que je change ça. Il m’a changé mon traitement, il m’a filé une ordonnance « . C’est le patient qui dirige, voilà.

Ils expliquent que les patients ont une mauvaise image des psychiatres et que le fait de consulter un psychiatre les stigmatise

Je ne vais pas parler des patients qui ont été voir les psys et ne veulent plus en entendre parler et qui veulent être suivis par le médecin généraliste. Parce que les psychiatres ont des techniques probablement plus élaborées que les nôtres, mais ce n’est pas toujours bien ressenti par les patients. Quand vous avez un patient anxieux dépressif et qu’il arrive devant un psy et que pendant 1/2 heure il se trouve devant un mur qui ne lui adresse pas la parole, ce n’est pas toujours évident pour le patient.

Les modes de catégorisations des troubles

Chaque groupe de soignants dans le champ de la santé mentale développe des façons de nommer et catégoriser les troubles psychiques, parfois de façon non homogène au sein d’un groupe professionnel. Les généralistes présentent une certaine unité. Ils utilisent surtout deux groupes de catégories pour désigner les troubles psychiques.

Mots utilisés à propos des patients qu’ils gèrent seuls : troubles anxieux-dépressifs, dépression, anxiété, troubles du comportement, mal-être, névroses, dépréciation de soi, perte d’estime de soi, déprime, fatigue passagère, hypocondriaque, trouble psychologique, difficulté de vivre, vide identitaire, mal de vivre, stress, pressions négatives, nervosité, fatigue psychosociale.

Mots utilisés à propos des patients qu’ils sont susceptibles de ré-adresser  à un psychiatre : « trouble psychiatrique » (tous), trouble psychotique, démence, violence, troubles du comportement.

Alors la dépression est liée en majorité au travail. Ensuite, très souvent liée à un décès. Et puis très souvent ce qui est lié au travail, c’est une dépréciation de soi par rapport à sa réussite personnelle, son estime de soi. 

Chez les adolescents, on a aussi beaucoup de problèmes de violence et l’on n’est pas toujours formés pour y faire face euh…Puis troisième cas, c’est la personne âgée. Là, on rentre dans la psychose, on rentre dans la démence.

Et puis cela dépend, quand je vois que la personne qui peut accepter son diagnostic, peut accepter qu’il déprime, je lui dis « voilà, c’est un problème de dépression, de fatigue passagère ». J’essaie de lui donner de grandes définitions pour qu’elle comprenne d’abord sa maladie avant de lui dire le problème vient de là ou de là. Mais si la personne ne me donne que des stigmates de refus, j’essaie de dire «  bon voilà je vous donne cela…. », j’essaie de rappeler que peut-être le médicament, le traitement ne marchera pas.

Les médecins ont des théories sociologiques spontanées pour expliquer l’augmentation des troubles. Ils réfèrent cela en général à des faits de civilisation, le plus souvent aux tensions de la vie moderne

Il n’y a plus de religion, plus rien pour aider les gens » dit un généraliste qui se sent de plus en plus interpellé par des patients dont la  « demande dépasse la prise en charge médicale : problèmes familiaux, stress au travail… ».

Parfois au contraire, comme dans le cas suivant,  à ses facilités

Je pense que les gens s’écoutent de plus en plus. Il y a beaucoup de cela. Parce que les gens sont beaucoup moins malheureux qu’avant et là ils ont plus de temps pour penser à leurs problèmes. Les gens qui travaillaient 12 heures par jour ne se plaignaient pas. Pourtant je trouve qu’ils étaient plus malheureux que maintenant (rire). Et quand on voit au niveau du confort que l’on a, même les gens les plus pauvres ont plus de confort que des gens qui étaient très à l’aise il y a 40-50 ans. Mais bon je pense que l’on est arrivé dans un système où l’on n’est jamais content.

Conclusion

Si on les situe par rapport aux autres acteurs du champ de la santé mentale, les médecins généralistes prennent en charge en pleine responsabilité les syndromes dépressifs réactionnels, par la prescription médicamenteuse, et tendent à déléguer à d’autres soignants, surtout en ville, certains des cas  qu’ils identifient comme « troubles du comportement » et les « troubles psychiatriques ».

Ils ont, sauf exception, peu d’idée précise sur ce qu’est une psychothérapie, et, en  zone rurale, ils dénient la spécificité des compétences des psychiatres et pensent que ceux-ci ne se débrouilleraient pas mieux qu’eux avec les cas difficiles (mis à part la possibilité d’hospitalisation).

Le travail des généralistes est le plus souvent solitaire, en appui sur un petit réseau personnel habituel, qu’ils n’ont guère le temps de développer. Ils luttent peu contre la stigmatisation et la relative fermeture de l’hôpital psychiatrique sur lui-même, ils en prennent acte simplement. Ils ne travaillent pas avec les services sociaux.

Puisque les patients viennent à eux, ils ne posent pas la question que se posent d’autres professionnels du champ de la santé mentale : faut-il attendre la demande du patient ou faut-il aller au-devant du potentiel patient par une politique de prévention ?

Ils attribuent le plus souvent des causes sociales et relationnelles au trouble psychique, même s’ils n’envisagent pour l’essentiel pour le soigner qu’un traitement médicamenteux assorti de conseils sur la manière de bien vivre.

Notes de bas de page

1 L’étude que nous présentons porte sur une trentaine de généralistes du Nord.

2 Le travail a été mené dans plusieurs cadres 1) La recherche soutenue par la MIRE et l’INSERM : Demailly L, Bresson M., 2005, Les modes de coordinations entre professionnels du sanitaire et du social dans la prise en charge du trouble psychique », IFRESI 2) La thèse en cours d’Isabelle Soloch 3) Le mémoire de maîtrise de sociologie de Magali Gladic « Les pratiques des médecins généralistes face aux patients atteints de troubles psychiques »( L. Demailly Dir) USTL 2001.

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