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Les espaces de la pensée. Réflexion sur la notion de placement

Olivier MOYANO - Psychologue, Docteur en Psychopathologie et Psychologie Clinique C.A.E. de Mérignac (Protection Judicaire de la Jeunesse Gironde).

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, SCIENCES HUMAINES, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°16 – Territoires, limites et franchissements (Juillet 2004)

L’enfant, en se construisant, perfectionne sa représentation du monde et la manière dont cette représentation évolue. La pensée sur l’espace n’échappe pas à la règle. En effet, l’espace, qui n’est pas une donnée en soi, doit se constituer au cours du développement du sujet. Freud s’était penché sur cette question que l’on pourrait formuler aujourd’hui comme : comment penser l’espace de la pensée et la pensée sur l’espace ?

L’espace existe dans la théorie freudienne comme en témoigne le terme même de topique qui place d’emblée l’espace au coeur de la théorie psychanalytique. La notion de spatialité comme objet de la pensée découle de la spatialité propre de l’appareil psychique : « Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Aucune autre dérivation vraisemblable. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. Psyché est étendue, n’en sait rien.1 » griffonne Freud dans une note en 1938. On retrouvera une dernière fois cette question dans une correspondance avec Marie Bonaparte. « La psychanalyse nous a appris en effet que la psyché est composée d’instances séparées que nous sommes obligés de représenter comme existant dans l’espace. On pourrait dire que cela est dû à notre introjection de l’espace extérieur. Mais pourquoi pas l’inverse ? Quand notre conscience commence à s’instaurer, elle percevrait, comme localisées dans l’espace, ces instances internes […] Nous devrions donc projeter au-dehors cet acte interne de cognition, de sorte que l’espace inhérent au monde extérieur aurait son origine dans une projection de notre espace interne2».

La perception de l’espace trouve son origine pour Freud dans la capacité du psychisme à se représenter sa propre configuration spatiale, pour créer ensuite un mode général d’appréhension du monde externe. Ainsi Freud décrit-là ce qui pourrait alors être posé comme un paradigme : l’espace existe au dehors parce qu’il existe de l’espace en nous.

En même temps que l’enfant structure et organise l’espace de sa pensée, il apprend à conceptualiser ce qui, en lui et au dehors, constitue son espace de vie : les repères corporels (devant, derrière, haut, bas, gauche, droite, etc…), l’espace de la famille, l’espace de sa chambre, de sa maison, de son école, de son quartier, à l’infini…Toute sa vie est ainsi régie par la dynamique de ces différents espaces intimes qui coexistent en s’imbriquant, le tout constituant «son» espace propre : espace de la pensée, espace du corps, espace affectif et relationnel, espace social.

Pour illustrer cette réflexion, considérons par exemple la décision de placement pour un enfant. Il ne s’agit pas d’autre chose que d’un mouvement de déplacement, de et dans tous ces différents types d’espace à la fois. Le placement est d’abord un déplacement.

L’enfant placé doit se «déplacer» en transportant avec lui ses différents espaces intimes, dans de nouveaux lieux (foyer, famille d’accueil, lieu de vie, nouvelle école, …) qui sont au départ des espaces étrangers. Le placement constitue à chaque fois pour celui qui le vit un «risque de l’étranger» qui peut être plus ou moins bien vécu. Dans le placement, l’enfant doit apprendre à négocier cette étrangeté pour se l’approprier, tout en projetant ses repères internes dans les nouveaux espaces d’accueil. C’est un travail psychique considérable, qui a sans doute à voir avec le travail de deuil et qui nécessite une grande souplesse psychologique. Cela passe fréquemment par une action sur ce nouvel espace : le fait de recouvrir, pour de vrai, les murs de sa nouvelle chambre, cette dernière constituant l’espace étranger que l’enfant s’approprie en premier dans la plupart des cas. En tapissant cet espace fermé autour de son lit —ce qui veut dire autour de son sommeil (moment de grande vulnérabilité) – d’images, de posters, de représentations humaines sécurisantes (photos de famille, idoles) l’enfant projette à l’extérieur une partie de sa « peau interne », des bouts de lui et de son histoire, créant une atmosphère qui va ceinturer la nouvelle intimité ainsi créée, comme une enveloppe sécurisante. C’est une véritable projection de son espace intime dans la réalité de son placement, et le signe de sa réalisation est de bon pronostic pour l’adaptation de l’enfant à son milieu. On doit ainsi toujours favoriser cette projection qui est la condition sine qua none d’une bonne appropriation des nouveaux espaces à investir. L’enfant peut apprendre ainsi à négocier la perte de ses anciens espaces intimes pour se familiariser avec les nouveaux imposés : du plus profond de son moi au plus loin que ses yeux puissent voir, tout va changer. Il joue, à chaque placement, sa propre Odyssée de l’espace.

On pourrait alors réfléchir à la déstabilisation psychique qu’induit chez l’enfant la séparation lors d’un placement. Séparation de ses proches, bien sûr, mais aussi des innombrables espaces de vie dans lesquels il a appris à être sujet. L’angoisse d’abandon concerne non seulement la perte des objets aimés, mais aussi la perte de son espace propre et intime, son espace familier, un espace qui constituait jusque-là la matrice qui organisait son appréhension du monde. La perte de soi-même (dépersonnalisation) est souvent concomitante à la perte de l’autre ; dépersonnalisation, déréalisation, sont des pathologies éminemment spatiales que l’on peut rencontrer chez les sujets fréquemment placés : ils souffrent de l’exil de leur espace intime, un exil né de l’impossibilité à stabiliser les espaces étrangers auxquels ils sont trop souvent confrontés.

Notes de bas de page

1 Freud S. (1938 b) Résultats, idées, problèmes, Résultats, idées, problèmes, T.II, (note 22.VIII) Paris, PUF, 1985, p.288.

2 Freud cité par Bonaparte M. “Time and the unconscious”, Intern. J. Psa, XXI, p.466.

3 Ménéchal J. et Coll. Le risque de l’étranger, Paris, Dunod, 1999.

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