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Subjectivité, travail et exclusion

Christophe DEJOURS - Psychiatre, Directeur du laboratoire de psychologie du travail du C.N.A.M.

Année de publication : 2000

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°1 – Interpellations (Avril 2000)

Que le chômage ait des incidences sur la santé mentale, personne n’en doute. Quant à la nature de ces incidences, en revanche, on est loin de l’unanimité, tant chez les praticiens que chez les chercheurs. Les praticiens sont surtout sensibles à la gravité des troubles observés : dépression, alcoolisme chez les chômeurs de longue durée, errances, violences, toxicomanie chez les chômeurs primaires (sujets jeunes n’ayant jamais eu d’emploi); à la mise en échec des efforts de réinsertion déployés par certains malades, par une société impitoyable. La répétition des impasses thérapeutiques conduit souvent les soignants à se faire une théorie spontanée de la société et de la psychopathologie du chômage, qu’ils construisent à partir de leur expérience clinique et des idées dominantes sur “ l’exclusion ”, ou les “ banlieues difficiles ”.

C’est dommage ! La société, même “ duale ”, ne peut pas être réduite à un secteur intégré et un secteur d’exclusion, avec d’un côté des nantis protégés des malheurs, et de l’autre des exclus passivement offerts à la destruction psychique inéluctable. Ceux qui ont un emploi, ont parfois bien du mal à résister mentalement aux effets délétères des nouvelles contraintes de travail. Et ceux qui n’en ont pas s’organisent, de leur côté, pour résister à la déstructuration mentale.

Pour avoir accès à l’intelligibilité des processus psychiques en cause, il peut être intéressant de renverser radicalement la perspective d’analyse : suspendre le regard sur la maladie,  pour orienter sa curiosité vers la “ normalité ” ou “ l’adaptation ”. Comment font donc ceux qui parviennent à conjurer la décompensation psychopathologique, les uns malgré le travail, les autres malgré la privation d’emploi ? Cessons de considérer normalité et adaptation de façon péjorative comme des équivalents du conformisme, de l’aliénation, ou du crétinisme bêlant. Reconnaissons que la normalité est un compromis conquis de haute lutte, complexe, personnalisé et fragile pour lequel il faut continuellement se battre, sans quoi on ne bascule que trop vite dans la maladie mentale ou physique.

Travail ou non travail : comment tenir ?

Dans le monde social intégré, on découvrira alors que le travail, s’il peut être une promesse de bonheur, d’émancipation, et d’accomplissement de soi, peut aussi être difficile à assumer. Non seulement parce qu’il recèle des difficultés intrinsèques qui mettent l’intelligence et l’effort en échec, mais parce que travailler, c’est aussi rencontrer les rapports sociaux : rapports de domination des hommes sur les femmes, rapports de pouvoir et de servitude, rapports de force et d’injustice qui, en période de néolibéralisme, ne sont pas faciles à négocier.

En finir avec les analyses sommaires de la place du travail dans le fonctionnement psychique, comprendre les conditions qui font du travail un malheur ou un bonheur, suppose de se déplacer hors des murs de l’asile, d’aller dans le monde, dans les usines, dans les administrations, dans les bureaux d’étude, dans les centrales nucléaires, dans les bureaux de tri postal…. Les résultats de cette démarche sont rassemblés dans une discipline spécifique : la psychodynamique et la psycho-pathologie du travail. (cf Revue Travailler. Martin Média Editeur).

Du côté du monde de l’exclusion, la démarche est encore plus difficile. Comment s’organise-t-on, comment s’adapte-t-on dans le monde des terrains vagues, des sous-sols et des parkings des immeubles, dans les “ squats ” ? Quelles sont les ressources psychiques, affectives et cognitives qu’il faut y mobiliser ? Cette fois ce sont les sociologues qui nous apprennent, par leurs enquêtes parfois admirables, comment sont construits les “ espaces intermédiaires ” (entre les deux mondes), comment on invente de nouvelles pratiques de sociabilité, de concurrence, de rivalité et de… travail ! Car ces lieux sont aussi des espaces d’apprentissages sociaux et professionnels spécifiques qui peuvent être réinvestis dans des emplois techniques et commerciaux, de façon extrêmement efficace. Ainsi peuvent être mis en évidence des marchés parallèles ainsi qu’une porosité entre les deux mondes, beaucoup plus importante que ce que supposent les théories spontanées de la société. (cf Roulleau-Berger). Entre les deux mondes encore, la précarité, qui ne cesse de s’étendre et vers laquelle se fera la prochaine vague de création d’emplois (B. Appay).

Revisiter le rapport du normal et du pathologique

Qu’attend-on des soignants dans le domaine de la psychopathologie ?

D’abord qu’ils soient capables d’entendre ce que les malades racontent de leurs espoirs, de leurs efforts et de leurs échecs, de leurs normes et de leurs valeurs, et de leur monde vécu. N’ayant pas de ce monde une expérience directe, les soignants pourraient outiller leur curiosité et affiner leur sensibilité en assimilant les connaissances scientifiques mises à disposition par les sociologues et les psychopathologues du travail.

Ensuite qu’ils reconnaissent qu’il s’agit d’une psychopathologie nouvelle qu’on ne peut pas analyser avec les seules références aux classiques de la psychanalyse et de la psychiatrie, et qu’ils organisent à leur tour une véritable recherche clinique sur les rapports normal/pathologique dans le contexte du néolibéralisme. Cette recherche manque terriblement, de sorte que les politiques publiques sont, en ce domaine, condamnées à l’irrationalité.

Que, dépositaires d’une expérience clinique considérable sur la misère humaine contemporaine, ils la formalisent et la fassent systématiquement remonter dans l’espace public, à l’instar de ce qu’ont déjà entrepris les médecins du travail (Paroles de médecins du travail) en sorte de ne pas collaborer à la conspiration du silence et de l’ignorance qui fait bien trop l’affaire des technocrates.

Qu’ils prennent, enfin, l’initiative de séminaires et de rencontres cliniques et théoriques avec les médecins du travail, les ergonomes, les psychologues du travail et les travailleurs sociaux qui oeuvrent dans le monde du travail, par lesquels ils sont vivement attendus.

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