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Le modèle « Un chez soi d’abord » au risque de sa diffusion

Christian LAVAL - Sociologue, Lyon
Pascale ESTECAHANDY - Médecin, Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), Paris

Année de publication : 2019

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Santé publique, SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques, Sociologie

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°71 – Habiter, co-habiter (avril 2019)

« Faire une politique publique, ce n’est donc pas résoudre un problème, mais construire une nouvelle représentation des problèmes qui met en place les conditions sociopolitiques de leur traitement par la société, et structure par là même l’action de l’État. » (Muler et Surel, 1998, p. 31).

Différents dispositifs à la croisée de la santé mentale et du logement

Le logement, au regard de son impact sur les conditions de vie, constitue un dé­terminant important de santé. Ainsi, par sa valeur et sa localisation, il participe fortement aux inégalités sociales et spatiales de santé, celles-ci se cumulant lorsqu’il existe un environnement dégradé – des nuisances sonores, des pollutions diverses – pour des habitants majoritairement en situation de précarité sociale. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les déterminants sociaux de santé, soit les circonstances dans lesquelles les personnes naissent, grandissent et vieillissent, représentent les principales causes des inégalités de santé. De plus, l’accès à un logement décent et abordable – ainsi que son maintien – est un déter­minant de santé mentale essentiel. C’est pour lutter contre ces inégalités qu’au fil du temps, la responsabilité de la question de l’habitat s’est étendue de la sphère privée à la sphère publique. Un appareil normatif et réglementaire s’est développé pour limiter les abus du marché, mais aussi détruire les taudis de centre-ville et les lotissements sauvages. Le droit au logement a été garanti par son inscription législative depuis le 5 mars 2007 (loi relative au droit au logement opposable, dite « Dalo »), mais aussi par de nombreux dispositifs, dont la prévention des expulsions, la lutte contre l’insalubrité de l’habitat et les dispositifs d’aide aux personnes sans domicile. Ce dernier point fait ainsi référence au développement de diverses moda­lités d’accompagnement par les acteurs des dispositifs d’aide.

Le bilan général affiche une certaine complexité. En effet, différents phénomènes sont à prendre en compte pour mieux comprendre comment intervenir dans le champ du logement tout en ayant l’objectif de réduire les effets d’inégalités so­ciales de santé pour les groupes les plus vulnérables.

D’une part, la large variété de dispositifs existants en ce qui concerne le volet des modèles de mise à l’abri des individus et des groupes vulnérables, caractéri­sée par une évolution exponentielle et fragmentée, peine à répondre aux besoins. L’inventaire, quoiqu’incomplet, est à cet égard éloquent : hébergement d’urgence, hébergement de réinsertion sociale, lits halte soins santé, lits d’accueil médicalisés, logement de stabilisation, maison-relais, résidence sociale, appartement de coor­dination thérapeutique, appartement diffus en cohabitation, logement d’urgence, logement en bail glissant ou encore logement d’insertion…

D’autre part, pour ce qui est du volet de la politique de soins psychiatriques, nous notons une réduction du nombre de lits hospitaliers débutée lors de l’après-guerre, par le mouvement de désinstitutionalisation. Cela n’a pas été sans conséquence sur les conditions de résidence des patients puisque les structures d’accueil ou de séjour, comme alternatives à l’hospitalisation, se sont avérées insuffisantes.

Enfin, différents services de soutien et de suivi, s’intéressant à la fois à la santé mentale des personnes et à leur stabilité résidentielle, se sont aussi multipliés. Portons ici un focus sur ce dernier phénomène, car trois types de soutiens diffé­rents sont souvent confondus :

  • la médiation, que l’on appelle aussi « médiation locative », n’est pas directement axée sur les questions de santé, mais elle peut contribuer à améliorer le vivre ensemble. Elle cible le plus souvent des situations conflictuelles telles que des incivilités, des conflits d’espace, des conflits relatifs au non-respect des enga­gements des loueurs ou des locataires, ou encore, des conflits familiaux qui débordent au-delà de l’espace privatif du « chez-soi ». Cette figure d’intervention doit être distinguée de celle de l’accompagnement au logement ;
  • l’accompagnement au logement, quant à lui, peut être individuel ou collectif. La thématique de l’accompagnement est plus large et floue que celle de médiation.
    Le terme s’est imposé depuis vingt ans en lien avec d’autres thèmes, tels que ceux de reconnaissance, personnalisation, ou responsabilisation aux nouvelles règles d’une société postprovidentielle et dont les idéaux de solidarité sont en forte muta­tion (Astier, 2007). Dès les années 1990, des pratiques d’accompagnement se déploient sur diverses scènes sociales, telles que la famille, l’école, la formation, l’emploi et bientôt le logement. Une tendance de fond se dégage puisque, dans le passé, les problèmes des locataires étaient réglés par les seuls logeurs, alors qu’aujourd’hui, nous assistons au transfert d’une grammaire de santé mentale dans le champ du logement. La question à résoudre est tout autant de dépister et de soigner des personnes présentant des maladies mentales, que de faire porter une attention au processus de désinvestissement de la sphère de la vie privée à tous les accompagnants qui se proposent. En pratique, l’accompagnant est confronté à une double finalité : aider et soutenir. Toutefois, il doit aussi rendre compte des manquements et des (in)capacités à habiter. Du coup, tantôt juge, tantôt avocat des « bénéficiaires », l’accompagnant réfère son intervention à la fois à une anthro­pologie de la capacitation (puisqu’évaluer « la capacité » à habiter de différents publics devient une commande institutionnelle) et une anthropologie du « prendre soin » (soit porter une attention au quotidien de vies marquées par l’irruption de souffrances ou de troubles). Il existe dès lors une tension forte entre la relation de soutien ou de soin et la relation contractuelle (bailleur-locataire/résident). Ce double jeu pose question. Comment ne pas soumettre le mouvement de sollicitude allant de « soi » vers l’autre vulnérable, à de fortes normativités d’activation orien­tées par l’action publique ? Au nom de quoi faudrait-il apprécier des « capacités à habiter » pour certains de nos concitoyens, puisque celui-ci concerne un bien de première nécessité qui doit demeurer accessible pour tous ? Ces questions essen­tielles vont aussi traverser le modèle du Housing First ;
  • le soutien approprié va au-delà de l’accompagnement au logement « standard » puisque celui-ci va permettre une adaptation de son intensité et de sa modalité aux besoins des personnes logées (comme c’est le cas par exemple dans les modèles du Housing First ou des appartements thérapeutiques). Ce soutien est particuliè­rement adapté aux personnes ayant des troubles psychiatriques, quels qu’ils soient, et à qui il est proposé de vivre en logement autonome. L’autodétermination, le choix et l’espoir sont ici soutenus et facilités par une équipe pluridisciplinaire ad hoc. Trois niveaux de soutien sont à différencier. Le premier niveau de soutien, intensif, fait référence à des visites à domicile hebdomadaires et à un accompagnement pluridisciplinaire. Le deuxième, d’intensité variable, fait allusion aux visites à domi­cile bimensuelles et au management d’un travailleur social. Le troisième traduit un soutien léger, soit de l’accompagnement et l’offre de service du droit commun, en fonction du poids des vulnérabilités psychiques et sociales à accompagner. Ces modèles peuvent être variables dans le temps avec une intensivité et une offre pluridisciplinaire lors des phases de changement ou de périodes critiques. Ils sont également flexibles sur la durée, passant d’une intensité forte à plus légère selon les besoins ; nous parlons alors d’« intensité variable ».

Le modèle du Housing First un dispositif à la croisée de l’accompagnement au logement, de la médiation et du soutien approprié intensif

Le rapport sur la santé des personnes sans abri, élaboré par Vincent Girard, Pascale Estecahandy et Pierre Chauvin (2010), souligne que la plupart des offres de lo­gement proposées par les institutions et associations ont une philosophie de type « traitement d’abord » et exigent notamment l’abstinence et la stabilisation de la si­tuation psychiatrique. Suivant une importante recommandation du rapport, Roselyne Bachelot, ministre de la Santé et des Sports, et Benoist Apparu, secrétaire d’État au Logement, ont lancé conjointement un projet de type Housing First, intitulé « Un chez-soi d’abord » dans sa version française. Rappelons ici certains aspects de l’expérimentation proposée, soit la mise à disposition d’un logement diffus dans la cité et non conditionné à une prise en charge, assortie d’un accompagnement par une équipe médicosociale fonctionnant sur le modèle du suivi intensif dans la communauté, et enfin, une intervention inspirée de la philosophie nord-américaine du rétablissement en santé mentale.

Ce programme s’adresse à des personnes sans abri présentant des troubles psy­chiatriques sévères. Le modèle « Un chez-soi d’abord » part du principe que pour « s’en sortir » il faut d’abord un toit qui procure intimité, sécurité et stabilité résiden­tielle. Cela se traduit par un véritable logement permanent et diffus dans la cité, comme tout un chacun, et non par un hébergement d’urgence ou de plus ou moins long terme dans une institution sociale ou médicosociale. La personne logée est donc suivie par une équipe pluridisciplinaire, composée de psychiatres, travailleurs sociaux, infirmiers et de médiateurs de santé-pairs ayant connu la maladie mentale, l’addiction ou la rue. L’équipe est présente à toutes les étapes du rétablissement. Cette approche a comme particularité de diluer les frontières entre la prise en charge psychiatrique et le suivi social.

Pilotée par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) en lien avec les administrations centrales concernées, soit les directions générales de la Santé (DGS), de la Cohésion sociale (DGCS), de la Sécurité sociale (DSS), de l’Organisation des soins (DGOS) et de l’Habitat, de l’Urbanisme et des Paysages (DHUP), cette expérimentation a présenté un bilan positif. Ce­lui-ci a montré que les personnes logées par le programme occupent de façon stable leur logement et ne séjournent qu’à titre exceptionnel dans les structures d’hébergement d’urgence ou de stabilisation. Avoir un chez-soi leur permet donc de reprendre du pouvoir sur leur vie, de regagner l’estime de soi et la confiance en leurs potentialités. En ce qui concerne le volet sanitaire, les durées des séjours hospitaliers sont divisées par deux, privilégiant le suivi ambulatoire et réduisant ainsi les séjours inappropriés. Enfin, cette stratégie s’inscrit dans une rationalisa­tion des finances publiques.

Dans le futur : un plan quinquennal pour le logement d’abord (2018/2022) et la lutte contre le sans-abrisme

Ces résultats positifs ont amené la puissance publique à pérenniser le programme et à proposer son déploiement sur d’autres sites tout en maintenant le pilotage na­tional confié à la Dihal sur les quatre années de montée en charge. Fin 2023, nous estimons que vingt sites auront été installés en France (soit 2 000 places). Pour cette étape de diffusion, les principes et valeurs du modèle initial ont été réaffirmés lors du travail d’écriture du décret en 2016 par les administrations centrales1.

Les points novateurs portent sur l’inconditionnalité de l’accès au logement. Ainsi, « l’accueil ne peut être subordonné au suivi d’un traitement ou à l’arrêt de la consommation de substances psychoactives » ; une durée non limitée du temps d’accompagnement et une gestion du futur dispositif « Un chez-soi d’abord » sous la forme d’un groupement de coopération social et médicosocial (GCSMS) pluridisciplinaire2. En effet, dans le cadre de l’essaimage du programme, il est nécessaire de garder une inscription institutionnelle décalée des entrées clas­siques disponibles dans les politiques publiques, que ce soit dans les champs de soin psy, médicosocial, de la réhabilitation ou du psychosocial, où les enjeux de catégorisations du public et de financement sont surdéterminants et entravent une dynamique déstigmatisante. Enfin, le savoir expérientiel est reconnu en vali­dant l’intégration de médiateurs de santé-pairs dans les équipes professionnelles. Ainsi, la compétence des personnes est valorisée dans leur trajectoire de rétablis­sement en santé mentale.

Le financement3 est bicéphale : d’une part, l’Assurance maladie agit dans le volet de l’accompagnement et, d’autre part, l’État opère au sein du volet « logement ». Ces deux sources de financement scellent une coresponsabilité multipartite entre l’Assurance maladie, les agences régionales de santé (ARS), l’État local et l’État central. Cette complémentarité demande une nécessaire concertation et trans­parence entre les différents secteurs, avec, en amont, une adhésion aux valeurs du dispositif, déclinés dans une charte annexée aux appels à projets régionaux4. Si le dispositif, inscrit depuis 2016 dans une politique de droit commun, et donc sorti de son statut d’expérimentation, s’adresse spécifiquement à « des personnes majeures, durablement sans-abri et atteintes d’une ou de pathologies mentales sévères », il a aussi apporté des arguments pour répondre plus largement à la question des publics sans-domicile avec le lancement du Plan quinquennal pour le Logement d’abord en septembre 2017. Il s’agit ici d’un véritable changement structurel de la politique de prise en charge des personnes sans domicile : l’héber­gement n’est plus un passage obligé pour tester une « capacité à habiter », mais toute personne se voit proposer un logement sans autres critères que ceux du droit commun. Le logement et l’accompagnement ne sont pas conditionnés l’un à l’autre, et l’accompagnement flexible et modulable est proposé au domicile de la personne pour faciliter le maintien dans le logement. Ce plan, qui prévoit aussi la construction de logements abordables et des mesures en faveur de la réduction des expulsions locatives, vise à réduire drastiquement et durablement le nombre de personnes sans domicile.

Quelques réflexions et questionnements à partager avec ceux qui souhaitent devenir des opérateurs du Housing First

Les modélisations du programme posent une causalité circulaire entre les dé­terminants biomédicaux et les déterminants psychosociaux. Les contenus qui s’appuient sur le concept de rétablissement en santé mentale ne cherchent pas à hiérarchiser les nombreuses références mobilisées – telles que les activités de soin, le prendre soin, la prévention et de promotion, la réduction des risques, ainsi que l’approche en santé mentale positive. Théoriquement différenciées, ces références se recoupent ici dans leurs instruments au sein du dispositif « Un chez-soi d’abord ».

Les retours sur expérience montrent que la démarche engagée met en exergue trois ambitions pour le futur :

  • le Housing First se veut un instrument de partage du pouvoir d’agir. Ce partage se conjugue au niveau des locataires, des intervenants professionnels, des communautés ou même des fournisseurs de services et décideurs publics ;
  • ce projet porte des stratégies de réduction des inégalités de santé par son action sur l’un des déterminants sociaux de santé qu’est le logement ;
  • Last but not least, en tant que nouveau paradigme, le Housing First a l’ambition de peser sur les réorientations des systèmes de santé, mais aussi sur celles des systèmes sociaux en vigueur (hébergement social y compris).

Cette triple ambition nécessite de mettre au travail un certain nombre de question­nements au sein de l’espace public par ceux qui souhaiteraient se lancer dans ce type de programme.

La création d’une communauté de pratiques

La Dihal a été un acteur « interministériel » soutenant et stratégique durant toute la phase expérimentale. La coordination nationale a joué un rôle d’homogénéi­sation et de communication intersites et favorisé des transferts de questionne­ments et d’initiatives innovantes. Des comités de pilotage par site ont permis de rendre visible et de susciter une dynamique d’appropriation locale variable dans le temps d’expérimentation, mais également d’un site à l’autre, et soumis à des enjeux stratégiques territoriaux.

Dans la phase de diffusion, il s’agit de faire de la transversalité un repère ma­jeur pour l’action (interministérielle, plurisectorielle, transdisciplinaire, pluriprofes­sionnelle). Il est également nécessaire qu’une cohérence territoriale politique et juridico-administrative soit assurée selon la densité des réseaux de partenaires prêts à travailler ensemble (du domaine sanitaire, social, médicosocial et du loge­ment), notamment afin de maintenir la dynamique nationale engagée. La Dihal se propose de poursuivre ce rôle en visant à la création d’une communauté de pra­tiques au travers d’outils de formations et d’échanges intersites. Il y a également une nécessité à organiser des espaces réguliers de reprises réflexives, tels que des temps d’analyse de la pratique, de supervision ou des rencontres intersites. De même, l’appropriation des principes mêmes du programme est à renouveler à chaque nouveau recrutement et en continu. Enfin, la facilitation des « immersions » de professionnels intersites, par des permutations de professionnels, facilite les échanges de pratiques et crée un réseau d’entraide en situation.

Quatre points de vigilance sont essentiels pour réaliser une bonne mise en œuvre de cet objectif. Le premier point concerne la pluridisciplinarité, qui est une plus-va­lue pour l’ensemble des acteurs. Elle vise à ouvrir une pratique d’intervention com­munément partagée au-delà des découpages par métier, mais aussi, elle permet de ne pas cantonner chaque professionnel à son « rôle propre » dans le dispositif. Le second point, issu de l’expérience des sites, souligne le fait que les formations menées avec la participation active des locataires – en interne ou vis-à-vis des partenaires – apportent une véritable plus-value par rapport aux temps de forma­tions destinées uniquement aux professionnels de l’équipe. En cohérence avec la visée de transversalité, un troisième point consiste à améliorer la situation des médiateurs de santé-pairs, souvent embauchés à temps partiel sur des statuts précaires, et dont le recrutement reste une compétence locale. Il est essentiel de former les équipes dédiées à mieux les accueillir et les intégrer. Enfin, et il s’agit ici du quatrième point, la dynamique d’appropriation nécessite souplesse et plasticité. Cette dynamique ne s’est pas déroulée selon une logique stricte de fidélité au mo­dèle nord-américain. Les équipes ont adapté le modèle original en fonction de leur propre cadre de travail. Une pratique en binôme lors des visites à domicile, la place faite aux compétences personnelles et aux savoirs expérientiels des locataires, des pairs aidants et des professionnels signent tout particulièrement une dyna­mique d’appropriation et d’acculturation originale, en phase avec une orientation de rétablissement en contexte français. Ce processus est toutefois fragile. Selon la manière dont la dynamique évolue site par site, la préoccupation de rétablissement portée par chacune des équipes peut être marginalisée et parfois mise de côté eu égard à des enjeux politico-administratifs ou de financements à l’échelle locale. Au vu de cette fragilité, construire et capitaliser les innovations en les « délocalisant » ou en les faisant vivre dans des réseaux intersites semble fondamental afin de sécuriser les prises de risques quotidiennes des professionnels.

Pour résumer, si le « chez-soi d’abord » a été un principe d’action relativement vite intégré et défendu par les acteurs (opérateurs, équipe d’amont, partenaires, équipe dédiée), il n’en a pas été de même pour le rétablissement dont la réalisation exige la construction collective d’une culture commune, passant par des besoins spéci­fiques de formation, de coordination intersites, de transferts de savoirs, mais aussi d’un partage, collectivement assumé, des risques et des inquiétudes (véritable épreuve collective à faire face ensemble) face aux situations problématiques ou complexes.

Le rétablissement en acte

Si l’accès au logement peut passer par une phase initiale de lune de miel, comme nous l’on fait remonter les équipes, il est aussi accompagné par son cortège de difficultés pour les nouveaux locataires. Avoir un logement, c’est assumer un cer­tain nombre de responsabilités jusque-là absentes, comme le paiement du loyer et la gestion au quotidien d’un « chez-soi ». La formule de l’intermédiation locative, donnant sur une période un statut de sous-locataire à la personne, est positive à condition qu’elle débouche sur un glissement de bail, lui permettant de se réap­proprier son entière liberté d’agir. Les équipes doivent à la fois trouver des loge­ments financièrement accessibles et « embarquer » les bailleurs sociaux dans cette démarche, condition indispensable pour une stabilisation résidentielle durable.

Un logement pour une personne seule est aussi parfois synonyme de solitude. Le choix d’un mode d’habitat qui correspond à chacun doit rester possible tout au long de l’accompagnement, ce qui amène à remettre en question une réponse unique en termes de logement pour une personne seule. Il convient, en la matière, d’être souple face à la demande : ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre, et ce qui vaut aujourd’hui ne vaudra peut-être plus demain. L’ouverture du champ des possibles est un levier indispensable car l’un des enjeux est l’accès à une sociabilité élargie se construisant hors de la sphère étroite des intervenants. Laissons la porte ouverte aux groupes d’autosupport, aux groupes de pairs, etc. Mais aussi, en fonction du choix et de l’investissement des personnes, facilitons les conditions d’accès vers une activité (emploi, formation, investissements bénévoles). Pour autant, si « ce pari de porter un regard capacitaire sur les situations permet d’adopter une méthode d’accompagne­ment plus respectueuse des patients, il sera en revanche difficile de transmettre un style d’accompagnement qui a bénéficié d’un effet pionnier. Il est donc urgent de diffuser les méthodes d’accompagnement de ces équipes sans lesquelles les soins orientés vers le rétablissement risquent de devenir une simple injonction laissant une proportion non négligeable des patients dans une impasse existentielle tout aussi dramatique que celle de la période asilaire » (Bosetti, 2019, p. 232).

Si la notion de « besoins élevés » qui est requise à l’entrée prend en compte l’état de la personne a un temps donné (souvent celui de la crise lorsque le dispositif lui est proposé), elle ne rend pas compte des processus évolutifs dans le temps d’une trajectoire de rétablissement. Cette notion est trop statique pour être un guide sur le suivi. Il est préférable de lui substituer celle plus processuelle de « parcours et de trajectoire », permettant, au fil du temps, d’ajuster l’intensité de l’accompagnement.

Conclusion : la société est-elle inclusive ?

Au final, le modèle « Un chez-soi d’abord » s’est doté au fil des années de valeurs communes, d’expérimentations probantes, de méthodes d’intervention originales, de coalition d’acteurs pluriprofessionnels, d’outils organisationnels transversaux, d’un arsenal législatif ad hoc ; toutes ces avancées suffisamment convergentes devraient lui permettre d’affronter plus sereinement les risques de sa diffusion5.

Toutefois, des incertitudes importantes demeurent concernant sa réception par le milieu des pratiques d’accompagnement sanitaires et sociales, mais surtout, plus largement, par le corps social. Notre société est-elle aussi inclusive que le souhaiteraient les promoteurs du modèle « Un chez-soi d’abord » ? Les mondes professionnels, souvent jaloux de leurs expertises, sont-ils prêts à faire une place durable à d’autres acteurs et à leurs savoirs expérientiels ? Mais surtout, le public est-il prêt à soutenir une politique de déstigmatisation abandonnant les logiques de bouc émissaire et/ou de compassion ? L’avenir tranchera.

Notes de bas de page

1 Décret n° 2016-1940 du 28 décembre 2016 relatif aux dispositifs d’appartements de coordination thérapeutique «Un chez-soi d’abord». Repéré à : https://www. legifrance.gouv.fr/eli/de cret/2016/12/28/2016- 1940/jo/texte.

2 Le groupement doit être constitué a minima d’un établissement de santé assurant des soins psychiatriques, d’un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie et d’une personne morale agréée au titre d’activité de location ou sous-locale (dispositif d’intermédiation locative).

3 Extrait du cahier des charges : « Le financement du dispositif relève de l’Ondam médicosocial pour les personnes confrontées à des difficultés spécifiques (Ondam-PDS) et de crédits provenant du programme 177 “Prévention de l’exclusion et insertion des personnes vulnérables” (BOP 177) mobilisés dans le cadre de l’intermédiation locative (IML). »

4 La création du dispositif fait l’objet d’un appel à projets régional lancé par l’agence régionale de santé.

5 Pour un égal accès de tous à une stratégie ayant fait ses preuves, un groupe de travail piloté par la Dihal et les administrations centrales est en charge d’apporter des éléments de cadrage à l’essaimage des enseignements du modèle sur l’ensemble des territoires d’ici fin 2019.

Bibliographie

Astier, I. (2007). Les nouvelles règles du social. Paris : Presses universitaires de France.

Bosetti, T. (2019). Clinique et rétablissement ou clinique du rétablissement ?. Vie sociale, 23-24.

Girard, V., Estecahandy, P. et Chauvin, P. (2010). La santé des personnes sans chez-soi. Plaidoyer et propositions pour un accompagnement des personnes à un rétablissement social et citoyen (Rapport). Ministère de la Santé et des Sports, France.

Muller, P. et Surel, Y. (1998). L’analyse des politiques publiques. Paris : Montchrétien.

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