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Une pratique avec un interprète co-intervenant : de l’être en groupe à penser le groupe

Gaëlle BOUQUIN-SAGOT - Psychologue clinicienne, Coordinatrice du pôle interprétariat
Mélanie MAURIN - Psychologue clinicienne, Docteure en psychologie clinique et psychopathologie, Association OSIRIS

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°55 – L’interprétariat en santé mentale (Février 2015)

Au Centre de Soins Osiris nous accueillons des personnes victimes de torture et de répression politique. Il s’agit d’individus, ayant subi des violences intentionnelles, qui les ont conduits à quitter leur pays, seuls ou en famille, et qui ont entraîné des traumatismes graves. Aux événements traumatiques subis dans le pays d’origine s’ajoutent de multiples difficultés liées à l’exil, ainsi que les contraintes sociales et juridiques qu’ils rencontrent dans leur quotidien en France.

Nous accompagnons ces patients dans le cadre de psychothérapies individuelles, conjugales, mères/enfants, familiales et groupales. L’objectif général de nos dispositifs est d’apporter un soutien, de soulager la souffrance psychique et physique et de favoriser un mieux-être. Ces pratiques avec des personnes exilées et donc peu francophones nous conduisent à proposer des accompagnements dans une des langues parlées par le patient, de préférence la langue maternelle et ainsi à collaborer avec une quinzaine d’interprètes.

Dans cet article, nous souhaitons mettre en avant la clinique avec les interprètes. De formations groupales et familiales, nous envisageons cette pratique en tant que dispositif groupal à part entière. Cette considération entraîne de ce fait de repenser la place et fonction de chacun dans cet espace.

Dans un premier temps, nous reviendrons sur les aspects historiques de la question de l’interprétariat dans notre institution. Puis nous spécifierons notre pensée de la clinique avec interprète à la lumière des théories du groupe. Dans un troisième temps, nous aborderons les aménagements et évolutions de nos dispositifs de soins. Enfin, nous témoignerons de l’importance des espaces institutionnels d’étayage de la pensée pour accompagner la réflexion sur l’interprétariat et la clinique.

Etre en groupe, une réflexion qui s’origine dans la rencontre

Dans notre pratique quotidienne, il est proposé au patient de prendre la parole dans sa langue. La majorité des consultations se fait ainsi dans la langue souhaitée par le patient. Si cette langue est celle du familier, celle de l’intime pour le patient, elle est étrangère pour le thérapeute. Cette situation de fait, place l’interprétariat au cœur du dispositif de soin.

En 2008, notre réflexion a mis en avant le besoin de penser l’engagement de l’interprète dans le soin pour étayer son positionnement « dans et hors » l’institution ; la nécessité de formation spécifique des interprètes s’est avérée indispensable afin de leur proposer un cadre de référence pour penser leur pratique, développer leurs compétences et soutenir leur professionnalisation. Sur ces bases, un pôle d’interprétariat spécialisé dans le soin a été créé.

Dans ce contexte, la pratique des thérapeutes est elle aussi en mouvement ; il faut bouger pour accueillir un interprète. Même dans une consultation individuelle, cela nécessite de repenser le lien patient-thérapeute afin de faire une place à un tiers : l’interprète professionnel.

Le colloque singulier est modifié au niveau spatio-temporel et transformé en dispositif groupal, matérialisant l’altérité. L’interprète y est actif, il favorise la communication et participe à la création du lien de confiance et d’un sentiment de sécurité, en permettant au patient d’exprimer sa singularité dans la langue qui soutient son identité.

L’interprète et le thérapeute sont alors des co-intervenants complémentaires dans cette nouvelle configuration clinique en situation transculturelle. L’éclairage de l’interprète permet la prise ne compte de la dimension culturelle. Il s’agit dans cette perspective, de s’appuyer sur les principes de l’universalité psychique, de spécificité culturelle et de diversité humaine. La thérapie en situation transculturelle, telle que mise en pensée par Georges Devereux, implique « une reconnaissance systématique de la signification générale et de la variabilité de la culture, plutôt que la connaissance des milieux culturels spécifiques du patient et du thérapeute ».

Pour assurer une continuité dans les soins psychothérapeutiques, nous pensons l’engagement du binôme de co-intervenants auprès d’un patient sur l’ensemble du suivi. Il est alors incontournable d’envisager l’interprète comme membre de l’équipe soignante dont il partage alors les objectifs thérapeutiques et les principes déontologiques ainsi que de mettre au travail son implication dans le processus thérapeutique.

Pour cela, il fut nécessaire pour les thérapeutes d’associer  les interprètes au travail  clinique, de travailler dans une perspective de co-construction afin de repérer, ajuster, affiner ensemble ce qui est en mouvement en thérapie. En effet, les différents mouvements transférentiels dans la situation thérapeutique, les postures de chacun et leur accordage réciproque se pensent sur la durée.

Penser en groupe

Un des axes de notre réflexion clinique s’articule autour de la question du groupal. Si nous reconnaissons volontiers la dimension groupale de nos dispositifs, il ne reste pas moins à penser et définir les fonctions spécifiques des méthodes que nous mettons en place.

Avant de spécifier les questionnements actuellement à l’œuvre autour de ce point, revenons rapidement sur certaines hypothèses fondamentales qui viennent fonder nos pratiques.

Un groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus (Anzieu, 1981). Cette enveloppe se constitue en feuillet double face qui viennent assurer des fonctions de contenance et de pare-excitation. Ces fonctions, lorsqu’elles ne sont pas suffisamment opérantes peuvent faire vivre au groupe des angoisses plus ou moins massives d’intrusion, de morcellement et/ou de dissolution.

Dans un groupe, se constitue une réalité psychique spécifique qui n’est pas irréductible à la simple juxtaposition ou interaction des réalités individuelles (Kaes, 1999). Cette réalité conduit à l’émergence d’un appareil psychique groupal qui est alors à considérer comme un objet d’étude à part entière.

Dans le groupe, va circuler un ensemble de contenus inconscients, plus ou moins repérables, et qui va être déterminant dans les phénomènes repérés. Les émotions et affects peuvent être de grande intensité, et jouer un rôle déterminant dans l’organisation du groupe, la réalisation de sa tâche et la satisfaction des besoins et désirs de ses membres. Bion (1961) a proposé de les nommer les présupposés de base.

En ce sens, le groupe facilite et entrave le travail de pensée. C’est dans cette double dialectique que la démarche élaborative va pouvoir se construire. Facilitant car contenant et permettant de garder « au-dedans » un ensemble de contenus psychiques. Entravant car régressif du fait de la pluralité des présences ainsi que de l’augmentation de la dimension affective et émotionnelle.

De cette approche groupale, il est indispensable pour nous thérapeutes, de penser les éléments qui s’échangent au cours de l’entretien, comme venant exprimer non seulement des spécificités du fonctionnement du patient, mais également de ceux de l’interprète, de nous-mêmes et de ce qui émerge de cette rencontre des trois, ainsi donc de la résultante des effets de co présence.

Il va donc y avoir du nouveau qui ne se résume pas à l’addition des psychés en présence, mais bien la création, l’émergence d’un fonctionnement nouveau : un appareil psychique groupal.

Dans cette logique de pensée, chacun dans l’espace du groupe va alors se trouver tour à tour être porteur des contenus de l’ensemble. Le concept des fonctions phoriques est aidant dans cette réflexion en ce sens qu’il s’agit de fonctions intermédiaires que vont accomplir certains sujets ou qui leur sont assignés au sein même de la dynamique groupale.

En analysant le contenu des mouvements de chacun, il serait donc possible d’être informés de ce qui est à l’œuvre ici et maintenant dans le cadre de la séance thérapeutique.

Rappelons également que la mise en groupe produit des effets co-excitatifs et rivalitaires vis-à-vis desquelles le groupe va chercher à se défendre (Anzieu, 1981). La présence mutuelle, du fait notamment de la présence de l’interprète, peut mettre en jeu des perspectives d’identification mais aussi d’hostilité. Ces éléments là ont également à être repérés et mis au travail afin de permettre un accompagnement éclairé du patient.

Enfin, le dispositif groupal produit des modifications de la dynamique transféro contre-transférentielle. En effet, d’un processus patient-thérapeute, nous allons vers une multiplicité des présences. La diffraction du transfert produit alors un portage pluriel des représentants psychiques. Chacun se trouve être porteur en son nom et au nom des autres de ce qui est en train de circuler.

Le fait de se penser 3 dans le cadre de nos psychothérapies, et non plus 2 + 1 conduit alors à des modifications dans les fonctions de chacun. En particulier de l’interprète qui fait partie intégrante de ce qui se met au travail en séance. Il n’est donc plus simple traducteur d’une parole verbale mais se trouve directement impliqué dans la dynamique intersubjective. Son propre appareil psychique vient à être mobilisé dans ce qui se joue au cours du suivi du patient.

Si ces aspects sont de plus en plus reconnus dans la pratique, il reste toujours la question des modifications et des aménagements pratiques. En effet, s’il est relativement aisé d’avancer que nos dispositifs de soins sont des dispositifs groupaux, ce postulat pour autant ne facilite pour autant une pensée groupale. De nombreuses questions découlent de cette idée, en particulier celle de l’accordage entre le thérapeute et l’interprète.

Donc, si la dynamique mise en place concerne l’ensemble des protagonistes, quelle place laisser à cet autre professionnel que nous qualifions volontiers de co-intervenant ? Nous développerons cette question dans la partie qui suit.

Une pratique clinique en évolution

Comme Bounaira Wafa, qui dans sa recherche sur l’entretien en présence d’un interprète  interroge les positions et fonctions respectives de chaque acteur de la dyade, nous pouvons repérer trois articulations possibles de cette collaboration interprète-thérapeute. La consultation peut être menée par le psychologue en présence d’un interprète dont la présence est sollicitée pour traduire.

La consultation peut être menée par le psychologue en collaboration avec un interprète ; dans ce positionnement  un lien entre la dimension clinique de l’entretien et l’interprète est affirmé.

Enfin, nous pouvons aussi parler de consultation en présence d’un psychologue et d’un interprète, ce qui place d’emblée au même niveau les deux professionnels, même avec des compétences distinctes.

Notre réflexion actuelle s’articule autour de la co-intervenance thérapeute/interprète, et à la place laissée à ses fonctions au cours de la séance. Cette idée de co-intervenance met en avant une dimension de collaboration que certains d’entre nous envisagent d’avantage active.

En effet, s’il est maintenant admis par chacun de nous que le repérage des éprouvés et émotions de l’interprète en séances concerne la dynamique groupale ; s’il est également entendu que les temps de réflexion commune interprète-thérapeute sont indispensables au repérage des effets de la problématique du patient sur les liens ; nous souhaitons à présent développer dans notre pratique d’avantage les aménagements de ce qui se passe en séance.

Cela revient en amont à redéfinir l’idée du thérapeutique et de la guidance de l’entretien. Cela revient également pour le thérapeute d’accepter de lâcher en partie le contrôle de l’orientation de la dynamique de la séance.

Le processus thérapeutique est-il de la seule responsabilité du thérapeute ? Comment y intégrer l’interprète sans pour autant nier les spécificités de chacun ? Comment créer une place dans la posture intervenante en séance ? Comment sécuriser l’interprète pour lui rendre possible cette action ? Quels outils lui transmettre ?

Nos dispositifs de soins évoluent progressivement avec ces questionnements. L’objectif général serait d’aller vers une posture plus symétrique de « guidance » d’entretien. Pour autant cette démarche n’est pas chose aisée tant nous avons à faire avec des systèmes de représentations et de formations différents, différents mais potentiellement complémentaires.

Nous en arrivons donc au cœur de notre questionnement actuel. Quelle place active en séance est-il possible et pertinente pour l’interprète ? Si nous formulons l’hypothèse que la dyade thérapeutique viendrait être constitutive des processus à l’œuvre jusqu’où est-il possible d’aller dans le partage de la guidance du processus thérapeutique ?

D’autant  que pour l’interprète, il peut y avoir une inquiétude à élargir cette fonction bien définie et limitée de traduction verbale.

Nous observons que si dans certaines psychothérapies il devient possible de développer des postures de double-intervention, pour d’autres ce processus reste limité et peut-être encore trop précoce. Est-ce relatif aux spécificités de certains dispositif thérapeutiques ? Est-ce fonction du sentiment de confiance et de la finesse de l’accordage de la dyade interprète thérapeute ? Ou encore à la problématique mise au travail par le patient lui-même ?

Pour illustrer notre propos, nous allons évoquer quelques situations cliniques, dans divers dispositifs, et différentes configurations du lien interprète-thérapeute.

Le suivi de Sofiane

Sofiane est un patient de 21 ans. Il est arrivé seul en France en 2011, suite à des persécutions religieuses vécues au Nigéria et le massacre de sa famille. Nous l’accompagnons au centre de soins dans le cadre d’une thérapie individuelle depuis bientôt trois ans. La relation de confiance est bien établie, il s’agit d’un patient régulier avec une demande explicite. La thérapie s’effectue en langue anglaise et non pas dans la langue maternelle du patient. A noter que ce suivi a été marqué par des changements d’interprètes qui ont eu des effets importants dans le contenu apporté par le patient en séances, mais également sur les aménagements même du dispositif.

Dans un premier temps, nous avons accompagné Sofiane en collaboration avec Cathy, une interprète, pendant plus de deux années. Lors de ces séances, nous étions alors thérapeute dans une guidance de l’entretien, et l’interprète dans une posture de traduction verbale. Au fur et à mesure de la constitution du lien de confiance entre nous trois, et des échanges mis au travail avec l’interprète en post-séance, Cathy s’est montrée curieuse de certains éléments amenés par le patient ainsi que dans le désir de formuler des points de vue et associations à propos des contenus échangés. Nous avons alors construit la proposition qu’elle formule elle-même des questionnements et images en séances. Positionnement plus actif qu’elle a su progressivement occuper tout en restant particulièrement prudente sur ses interventions, et très souvent en nous demandant au préalable la « permission » de le faire.

Puis il y a eu un changement d’interprète du fait du départ de Cathy. Nous avons alors accompagné Sofiane en présence d’un interprète, William. Nous avons observé d’emblée une modification dans le positionnement et attitudes du patient que nous avons alors repéré comme en mimétisme, voire identification à ce « double » masculin présent avec nous. William nous a tout de suite questionné sur sa place et fonctions au sein de cet espace. Nouveau dans le domaine de l’interprétariat dans le soin, les limites et représentations de son rôle étaient donc à construire. Nous avons perçu chez William un désir à être dans une relation active avec la dynamique thérapeutique. Les aspects de sa personnalité, et sa bienveillance nous ont conduits à lui formuler une possible position active en séance, aspect qu’il a habité dès les premières séances. Nous nous sommes alors retrouvés dans une configuration de fonctionnement assez symétrique, avec intervention possible de l’un comme de l’autre. Le thérapeute préservant tout de même la fonction de reprise et de transformation de ce qui vient d’être dit.

Le suivi de la famille Hamed

Lorsque la souffrance psychique apparaît étendue à plusieurs membres d’une même famille, nous proposons des accompagnements thérapeutiques familiaux. Dans ce dispositif, nous sommes trois professionnels à recevoir la famille, deux thérapeutes familiaux et un interprète.

La famille Hamed, originaire de Syrie, est reçue dans ce cadre depuis leur arrivée en France il y a quelques mois. Ils sont quatre, Madame, Monsieur, leur fille et leur fils. Nous sommes donc sept dans ce groupe constitué pour la thérapie. Les deux co-thérapeutes forment un binôme depuis plusieurs années, ils partagent nombre d’implicites dans leur façon d’intervenir en consultation. L’interprète, lui débute au centre de soin, la triade de co-intervenants doit alors trouver son style, son rythme dans la rencontre avec la famille Hamed, qui elle-même a son propre langage, son rythme. Pour l’interprète, il faut alors faire ce double mouvement d’accordage, d’ajustement permanent au service de ce qui est mis en circulation dans le groupe.

La première difficulté formulée par l’interprète fut le sentiment de ne pas être suffisamment efficace.  Les échanges se superposant, se croisant régulièrement, il est très difficile d’entendre tout ce qui ce dit dans cette famille, l’interprète doit alors faire un choix de ce qu’il écoute, ce qu’il traduit. Il ne peut pas tout retransmettre, il y a donc obligatoirement de la frustration, du renoncement. Le rôle des thérapeutes était alors d’accompagner ce mouvement en le mettant en perspective avec la problématique familiale.

La seconde difficulté repérée fut la façon de traduire les propos des thérapeutes familiaux. Ils ont une façon de s’adresser à la famille qui ne désigne pas un membre ou un autre. Cette façon de faire a pu surprendre l’interprète et avoir des effets de confusion ou de gène dans le contact avec la famille. L’interprète à plusieurs reprises a spontanément mis en circulation cet effet de confusion dans les séances. Les trois co intervenants ont pu reprendre cet élément, l’envisager sous l’éclairage théorique qui sous tend cette modalité d’intervention en thérapie familiale psychanalytique mais aussi sous l’éclairage culturel qui code la circulation de la parole au Moyen Orient et bien sur comme une actualisation dans le groupe de la symptomatologie familiale. Les modalités de d’intervention de la triade sont en pleine construction ; il alors s’agit de tisser un maillage suffisamment sécurisant entre les trois co-intervenants pour accueillir les éléments douloureux et traumatiques de l’histoire familiale.

Le groupe thérapeutique

Au centre de soins, nous avons également mis en place un dispositif de groupe thérapeutique à médiation plurielle (dessin, peinture, collage, relaxation, psychodrame). Ce dispositif accueille un ensemble de patients d’origines différentes âgés de 18 à 45 ans. Nous sommes quatre co-intervenants (deux thérapeutes et deux interprètes), nous travaillons les séances, les objectifs, les supports ensemble et coanimons les séances.

La question de la position active de chacun des co-intervenants a d’emblée été posée comme un préalable à la possibilité de participer au groupe. D’un point de vue manifeste, il s’agit pour chacun, patients-thérapeutes-interprètes, de produire quelque chose autour des médiateurs proposés. Il y a donc une dimension de partage dans le « faire ».

Au-delà de cette dimension concrète, il y a une démarche de dépôt et de participation conjointe aux éléments partagés en séances.

Nous avons régulièrement observés combien chacun de nous pouvait se trouver par endroit particulièrement impliqué en son nom propre, en résonnance avec la présence des autres.

Dans cet espace, malgré leurs inquiétudes initiales, les interprètes ont pu facilement et spontanément combiner leurs fonctions de traducteurs et leur implication dans les processus thérapeutiques à l’œuvre. Sans effet de confusion avec la place des thérapeutes ou la place des patients, nous avons observé une plus grande facilité des interprètes à répondre de leurs propres places de professionnels mais aussi de sujets. Le cadre même du dispositif a grandement facilité cette dynamique. De fait, les thérapeutes et les interprètes sont situés à niveau égal dans le fonctionnement groupal. Nous avons remarqué aussi plus d’aisance pour les interprètes à mettre au travail leurs ressentis, leurs vécus et leurs associations lors des temps de reprise qui font suite au groupe.

Des espaces de pensée pour accompagner cette clinique

Simultanément à l’avancée de nos pratiques avec les interprètes, les différentes actions mises en place dans le pôle d’interprétariat spécialisé dans le soin ont été développées depuis 2008 et sont toujours en évolution.

Les deux premières actions furent d’organiser la formation des interprètes et de favoriser les échanges entre interprètes et thérapeutes. Pour la mise en place de ces espaces un étayage institutionnel fut indispensable.

Les « post séances », temps de parole entre interprète(s) et thérapeute(s), nous apparaissent aujourd’hui incontournables. Consécutives de la consultation, elles permettent des échanges sur ce qui vient d’émerger en séance et une reprise des éléments, en particulier émotionnels et transférentiels. Ces temps permettent aussi de discuter le matériel clinique sous l’éclairage de chacun et de revenir les éventuels ajustements des co-intervenants.

Les rencontres mensuelles du pôle interprétariat sont des temps de sensibilisation à la prise en charge thérapeutique à Osiris. Elles permettent des apports de connaissances spécifiques relatives à la santé mentale, aux effets de l’exil et aux traumatismes afin de mieux appréhender les patients auprès desquels ils interviennent. Leur mise en place a permis en premier lieu la constitution d’une équipe d’interprètes, puis a favorisé leur réflexion autour de leur fonction dans le soin. Les soignants d’Osiris viennent régulièrement dans ces rencontres échanger autour de cette pratique spécifique qu’est la clinique du traumatisme, de leurs références théoriques et de leurs outils pour les rendre appréhendables et partageables avec les interprètes. Au cours des années, des rencontres avec des intervenants extérieurs, des interprètes d’autres associations spécialisées et des études de textes sont venues nourrir les réflexions et accompagner le cheminement du groupe.

Assez rapidement, il est apparu souhaitable d’ouvrir l’espace des réunions d’équipe hebdomadaires aux interprètes qui le souhaitent. Librement ou en concertation avec un thérapeute, ils ont la possibilité de venir échanger autour de la situation d’un patient en équipe ou de participer à des présentations cliniques co-construites.

En 2011, l’évolution du travail effectué a été marquée par l’élaboration d’une charte posant le cadre et les principes éthiques de l’interprétariat dans le soin à Osiris. Il s’agit d’une charte engageant respectivement les interprètes, les thérapeutes et l’institution.

Dans le développement de cet accompagnement des interprètes professionnels, il s’agit aussi de mettre en place des espaces d’expression et de pensée afin de soutenir leur réflexion sur leur pratique. Depuis 2012, l’équipe d’interprètes bénéficie d’un temps mensuel d’analyse des pratiques permettant une élaboration groupale de leur expérience clinique s’appuyant sur les échanges entre pairs et un étayage par une psychologue extérieure au centre Osiris.

Très récemment notre dispositif de co-pensée s’est élargi par la mise en place d’une supervision commune aux interprètes et aux thérapeutes.

Conclusion

Le travail avec interprète a donc conduit à un dispositif groupal, effectivement nous sommes au moins trois en présence dans l’espace thérapeutique. Cette groupalité nous amène à repenser la dimension de collaboration, la dynamique, la place et les fonctions de chacun dans nos accompagnements. Dans une volonté de co-intervenance, nous cherchons ainsi à explorer et à développer la dimension d’accordage entre le thérapeute et l’interprète.

Au fil de notre expérience, nous aménageons nos dispositifs, soucieux de proposer  un accompagnement de la pratique clinique de l’interprète et de favoriser une démarche de co-pensée. Cette évolutivité se construit pas à pas dans une volonté d’écoute mutuelle.

Dans un premier temps, nous avons accompagné les interprètes dans la compréhension de l’importance de leurs éprouvés en séances. Si aujourd’hui la majorité des interprètes avec lesquels nous collaborons, peuvent accueillir leurs ressentis et penser leur implication dans le processus thérapeutique, ils ne souhaitent pas tous, systématiquement, investir en séance une autre place et élargir leurs interventions à une autre fonction que celle de traduction. Nous ne pouvons que respecter cette réserve.

Pour certains d’entre eux, dans certains suivis quand cette co-intervenance devient possible, nous observons une plus grande souplesse dans les échanges et une plus grande richesse dans le matériel thérapeutique.

Pour le thérapeute cela consiste à lâcher en partie le contrôle de la direction de l’entretien et à donner une certaine expertise à son collègue. Pour l’interprète, cela consiste à accepter d’assumer de porter une part du processus thérapeutique et de parler de sa propre voix. Il s’agit de co-construire une culture où l’un et l’autre pourraient se retrouver. Cet accordage préserve cependant les spécificités de chacun qui demeurent particulièrement précieuses et actives dans la dynamique groupale.

Pour conclure cette réflexion, nous pouvons reprendre les propos d’un patient questionné sur cette nouvelle dynamique de travail qui nous dit en séance : « Je peux apprendre de lui, de lui, de lui… on peut tous apprendre de chacun ».

Bibliographie

Anzieu D. – Le groupe et l’inconscient – 1981 – Paris : Dunod.

Anzieu D. – Le Moi-peau, 1985 – Paris : Dunod.

Bouquin-Sagot G., Guery B. – « Quelques questions soulevées à l’occasion de l’accompagnement thérapeutique de familles ayant subi des traumatismes intentionnels ». Métisse, Lettre de l’AIEP, Vol.XXI, n°3 – 2011

Bouquin-Sagot G., Masson J. – « L’interprétariat dans le soin des victimes de torture
et de répression politique ». Intervention Colloque national Interprétariat, Santé et Prévention – 18 mars 2010 – Paris.

Bion W.R. – Recherche sur les petits groupes – 1961 – Paris : PUF.

Devereux G. – L’ethnopsychiatrie, Ethnopsychiatrica 1 – 1978 – Grenoble : La pensée sauvage.

Kaës R. – L’appareil psychique groupal – 1976 – Paris : Dunod.

Kaës R. – Le travail psychanalytique dans les groupes – 1982 – Paris : Dunod.

Kaës R. – Le groupe et le sujet du groupe – 1993 – Paris : Dunod.

Maurin M., Synabalyan A. – « La place de l’interprète dans le soin : du deux au trois ; la groupalité thérapeutique ». Intervention Journée d’étude régionale « Exil, traumatisme et soins » – 15 septembre 2011 – Aix-en-Provence.

Wafa B. – L’entretien en présence d’un interprète, une clinique particulière pour le psychologue – 2013 – Paris : PAF.

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