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Le rire de l’interprète

Laure WOLMARK - Psychologue clinicienne, Comede
Aude NGUYEN - Psychologue clinicienne, Comede
Marie COSSART - Psychologue clinicienne, Comede

Année de publication : 2015

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°55 – L’interprétariat en santé mentale (Février 2015)

Situations cliniques plurilingues et réinvention du cadre thérapeutique

Un même lieu d’exercice : le centre de santé du Comede (Comité pour la santé des exilé.es) où sont accueillis des demandeurs d’asile, réfugiés, étrangers en situation précaire. Une pratique commune : la conduite de psychothérapies avec l’aide d’interprètes professionnels.

Trois regards de psychologues cliniciennes, trois écritures à la première personne du singulier, qui interrogent cette pratique : comment l’instauration d’un cadre thérapeutique est-elle possible en présence d’un tiers ? Quelles sont les modalités du transfert et du contre-transfert « à trois » ? Qu’apprend-on de la pratique de la psychothérapie avec un interprète professionnel?

Nous sommes toutes trois convaincues de la nécessité du recours à l’interprétariat professionnel dans le domaine de la santé mentale, et du médico-social en général,  pour les personnes allophones ; l’absence d’interprète professionnel compromet trop souvent l’accès aux soins pour ceux qui ne maîtrisent pas encore le français (Comede, 2008). Au-delà de ce postulat de base, nous avons souhaité rendre compte de notre pratique clinique avec des interprètes professionnels, ce qui signifie témoigner de nos craintes, de nos étonnements, de nos questionnements de thérapeutes. Nous avons aussi voulu revenir sur quelques moments imprévus survenus dans le cours de psychothérapies conduites au Comede. Ces micros événements cliniques participent à nourrir notre ébauche commune d’élaboration psychanalytique des thérapies polyglottes.  Nous espérons que nos trois regards théorico-cliniques, à travers les trois parties de cet article, contribueront à rendre accessible, compréhensible et digne d’intérêt la pratique clinique en situation d’interprétariat.

La mise en place du cadre thérapeutique dans les consultations en présence d’un interprète

En quoi la présence de l’interprète modifie-t-elle l’installation du cadre thérapeutique ? Si « la psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute » (Winnicott, 1975), de quelle manière l’interprète va-t-il trouver sa place dans cette aire de jeu ? Quand un patient en exil voit ses processus psychiques figés par le traumatisme, comment peut-il de nouveau retrouver une capacité de jouer avec ses pensées s’il n’a pas accès aux fondements sur lesquels sa pensée s’est construite, c’est-à-dire sa langue maternelle ?

Tout d’abord, il faut que le thérapeute s’assure que le patient puisse se rapprocher de sa langue maternelle, que cela le sécurise et lui permette de « postuler l’existence de son soi » (Winnicott, 1975). Il faut vérifier que l’usage de cette langue ne menace pas le sujet et n’amplifie pas les reviviscences.

Si l’usage de la langue maternelle est possible, il s’agit ensuite de saisir comment le patient se figure la présence de l’interprète. Il faut s’assurer qu’il n’est pas mis d’emblée par le sujet à une place de témoin culturel qui pourrait représenter l’ordre menaçant ou devant qui la révélation de violences accentuerait les sentiments de honte.

En dernier lieu, peut-être est-ce le thérapeute lui-même qui n’est pas toujours à l’aise avec la présence de l’interprète. Mais en quoi pourrait-elle s’avérer menaçante pour le processus thérapeutique et empêcher l’installation du cadre ?

Le cadre thérapeutique, avec les patients reçus au Comede, doit être rapidement contenant pour que le patient puisse retrouver une sécurité de base (Comede 2013). Ce cadre doit être souple mais solide et le patient doit pouvoir s’appuyer sur un thérapeute solidaire et engagé. Il s’agit que le patient puisse établir un lien de confiance avec le thérapeute mais aussi avec l’interprète. Le patient va peu à peu s’approprier cet espace inédit de parole, c’est-à-dire ressentir et identifier en quoi venir en consultation le soutient. Il s’agit donc d’une co-construction d’un cadre thérapeutique entre le patient, le thérapeute et l’interprète. Travailler régulièrement avec un même interprète comme nous le faisons au Comede permet de maintenir la continuité du cadre thérapeutique « à trois ».

Certes le travail avec un interprète modifie l’installation du cadre. D’un coté, le thérapeute et l’interprète se sont apprivoisés depuis longtemps. De l’autre côté, le patient doit faire face à cet inconnu de la rencontre thérapeutique et très souvent, ce sont des relations duelles qui se dessinent : entre lui et l’interprète ou entre lui et le thérapeute.

Je me retourne vers mon planning, qui figure sur l’ordinateur, afin de donner un nouveau rendez-vous à Madame M. que je viens de recevoir pour la première fois. Au cours de cette première consultation, j’ai eu du mal à contenir son débordement émotionnel. Madame M. a raconté pendant cette première consultation les tortures et violences sexuelles qu’elle a subies et dont les images ont été diffusées par téléphone aux connaissances de son mari. Madame M. vérifie auprès de moi que je la crois, que je supporte ce qu’elle dit. Elle veut absolument me montrer des photos de son frère blessé et souhaite que je consulte les témoignages de tiers la concernant. Cette première consultation est un exercice périlleux : il faut dans le même temps accueillir la parole mais aussi la contenir, pour qu’elle n’effraie pas la patiente, pour qu’elle ne la traumatise pas de nouveau. Je me retourne donc pour donner à ma patiente ce prochain rendez-vous. A peine retournée, cette patiente se lève, baisse son pantalon pour montrer à l’interprète ses cicatrices en haut de ses cuisses. Au cours de la consultation, je lui avais à plusieurs reprises signifié que je n’avais pas besoin de « voir ». Je lui demande de remonter son pantalon. Madame M. répond : « ce n’est pas à vous que je voulais les montrer, c’est à elle » en montrant l’interprète. La semaine suivante, l’interprète m’a dit avoir eu beaucoup de mal à se défaire d’émotions liées à cette consultation.

Dans ces premiers temps de la rencontre, c’est auprès de la personne la plus proche d’elle du fait de l’appartenance à un même pays et de la même langue que Madame M. dut vérifier qu’elle n’était pas exclue, que l’on pouvait encore la regarder et qu’elle continuait  bien à faire partie de la communauté humaine. Dans cette situation en particulier, Madame M. attendait aussi que ne se répète pas encore une scène où les violences subies pouvaient être diffusées et montrées à tous, la thérapeute étant appelée à l’arrêter dans sa compulsion à « montrer ». La psychologue dans ce contexte est la garante du cadre pour la patiente mais aussi pour l’interprète,  embarqué dans des mouvements transférentiels violents.

Dans le temps de la rencontre, il s’agit d’atténuer les éléments qui pourraient faire effraction et mettre en péril le rétablissement d’une sécurité de base, d’une continuité d’être, d’une peau psychique. Ces premiers temps, où représentations et affects sont clivés suite au trauma, laissent souvent surgir un langage émotionnel qu’il est nécessaire de percevoir pour permettre de nouveau qu’un travail de liaison s’opère. Le travail régulier avec un même interprète permet que ce dernier ne traduise pas seulement la langue mais aussi l’infra-verbal c’est à-dire la dimension émotionnelle voire la dimension corporelle de la parole. L’interprète traduit le ton de la voix, reproduit parfois les mimiques, s’exerce à regarder le patient de la même manière que le fait le thérapeute. Il peut aussi s’appliquer à reproduire les mouvements corporels quand ils sont associés à des images exprimées par le thérapeute. L’interprète traduit ainsi la dimension affective de la parole.

Le thérapeute lui aussi comme le patient est soumis à cet infra-verbal, au langage émotionnel, aux mouvements du corps de son patient. Il peut aussi profiter du temps déplié issu du temps que prend la traduction pour penser, rêver, imaginer.

Le cadre de la consultation est un espace inédit où il s’agit de proposer un espace que le patient va modeler en lui donnant une forme propre. Ce temps d’apprivoisement permet de rétablir la continuité d’être mise à mal suite aux violences subies. Le travail régulier avec un même interprète peut même avoir une fonction miroir pour le patient qui peut se représenter à travers cet appui du thérapeute sur l’interprète une représentation du lien possible à l’autre. L’interprète intériorise lui aussi des éléments du cadre. L’interprète avec qui je travaille régulièrement est très vigilante à la régularité de ses remplacements, se préoccupe de ses absences et pallie l’organisme qui l’emploie pour assurer une continuité du cadre.

Petit à petit, quand la sécurité se rétablit, l’espace est moins serré et l’aire de jeu s’élargit. C’est dans cet espace qu’une relation à trois s’inaugure. La simple circulation des échanges vient figurer que, de nouveau, un lien à l’autre, une dynamique relationnelle, une circulation des émotions sont possibles. Cet espace créé rappelle l’aire transitionnelle – un réel moins écrasant et une place retrouvée pour l’imaginaire et le jeu psychique.

Accueillir un patient exilé en présence d’un interprète est un acte qui a une valeur signifiante d’hospitalité. L’usage de sa langue facilite un retour sur une terre à soi, c’est-à-dire sur des processus identitaires antérieurs à l’épreuve des persécutions et du parcours d’exil. Elle peut aussi permettre d’installer le cadre afin qu’il devienne un possible refuge et la représentation d’une possible réinscription dans un lien et un espace social.

Transfert et contre-transfert dans le cadre de la psychothérapie en situation d’interprétariat

Comme le psychologue, l’interprète par sa participation à un dispositif de soin est pris dans la dynamique de transfert et de contre-transfert. La spécificité de cette relation thérapeutique à trois induit une dynamique de transfert et contre-transfert à plusieurs niveaux : entre le patient et le thérapeute, le patient et l’interprète, sans oublier ce qui peut se jouer dans la relation entre le thérapeute et son interprète.

Tout d’abord, au sein d’un dispositif thérapeutique à trois, il arrive souvent que le transfert du patient vers le thérapeute se fasse de manière progressive. Le transfert se situerait d’abord plus du côté de l’interprète pour se déplacer ensuite vers le thérapeute (Kenneth & al. 2005). Le processus thérapeutique serait en quelque sorte médiatisé dans un premier temps par la présence de l’interprète auquel le patient s’adresserait plus volontiers qu’au psychothérapeute. Dans le cadre de ma pratique je constate que la présence de l’interprète rassure le patient au début du suivi, car il a le sentiment d’être compris, ce qui engage les bases d’une relation de confiance à même de faciliter l’alliance thérapeutique. Le rôle de l’interprète permet d’atténuer les appréhensions ou réticences du patient à s’adresser au psychologue. En effet, il reste un professionnel dont la pratique est encore fréquemment associée aux « fous » et donc fortement stigmatisée au sein de nombreuses sociétés.

Les patients auront donc tendance à chercher à situer l’interprète : d’où vient-il ? Peut-il le comprendre dans sa langue, son histoire, sa culture ? Qui est-il ? La question du genre est également prégnante pour les demandeuses d’asile qui ont été pour une très grande majorité d’entre elles victimes de violences sexuelles de la part d’hommes. Dans ce contexte, les patientes auront des difficultés à s’exprimer devant un homme qu’elles rattachent de près ou de loin à leur culture et à leur passé traumatique. De manière générale, la question des effets du genre de l’interprète dans le transfert se pose tout comme pour le thérapeute.

Dans le cadre d’un transfert progressif, nous pouvons penser que l’interprète facilite l’acceptation du cadre et la mise en place du processus thérapeutique. Dans d’autres cas, le patient s’adresse tout de suite au thérapeute et maintient le contact visuel avec celui-ci, même s’il ne comprend pas sa langue, il est identifié d’emblée comme le Sujet supposé savoir et les manifestations transférentielles lui seront immédiatement adressées.

Nous pouvons aussi supposer que les déclarations et les attitudes du patient étant adressées à deux personnes, le lieu du transfert pourrait être quelque chose de l’ordre d’un entre-deux (Piret, 1991).

Au fil des entretiens, nous observons que si l’interprète est suffisamment fiable à la fois dans la traduction qu’il fait des paroles du patient et dans sa capacité à accueillir ses dires dans un mélange de bienveillance et de neutralité relative, il pourra participer à contenir les angoisses du patient et lui permettre d’accéder à une élaboration psychique progressive de son vécu.

A l’inverse, si l’interprète est débordé par ce que le patient manifeste et dit dans l’espace thérapeutique, cela peut participer au débordement du cadre, à l’aggravation des manifestations symptomatiques des patients, et à la survenue de moments de crise.

Dans le cadre de ma pratique clinique au Centre de santé, le déroulement des entretiens avec un jeune homme tamoul vient illustrer le cas où les manifestations symptomatiques d’un patient peuvent être accentuées par le débordement de l’interprète. En effet, les tremblements de ce patient associés à un syndrome de conversion impressionnaient beaucoup l’interprète, inexpérimentée et ayant peu de connaissances dans le champ de la psychiatrie. La peur de celle-ci était visible et semblait renforcer les manifestations de souffrance psychique du patient qui nous étaient adressées.

En l’absence de formation en psychologie clinique et en psychothérapie, les interprètes professionnels font leur travail de traduction dans le cadre des entretiens tout en faisant partie du dispositif thérapeutique. Leur savoir être dans ce contexte va être lié à leur personnalité, leur expérience professionnelle et personnelle, dans un accompagnement qui met en jeu leur subjectivité propre. Le contre-transfert de l’interprète face au patient rentre donc en compte dans le déroulement de la psychothérapie.

Du côté du thérapeute, la présence de l’interprète et le temps de traduction d’une langue à l’autre semble faciliter l’espace de rêverie nécessaire décrit par Bion (1962) dans le travail psychothérapeutique, afin de pouvoir restituer quelque chose au patient de ce qui lui a été adressé. L’accueil des éléments livrés à l’état brut par le patient, particulièrement à travers le récit de scènes traumatiques, rend possible dans un deuxième temps une élaboration psychique du contenu. Cette secondarisation des processus psychiques en jeu est facilitée par le temps de la traduction où le thérapeute peut mettre en œuvre sa capacité de rêverie et être à même de transformer ce qui lui est amené.

Dans la clinique auprès des demandeurs d’asile, l’intensité du contre-transfert des psychologues a pu être mise en avant (Lachal 2006, Pestre 2010). Les personnes ayant vécu des violences extrêmes, des tortures et connaissant des situations de détresse sociale liées à leurs conditions de vie difficiles et à la précarité de leur statut administratif ont souvent une demande massive envers les professionnels. A ce transfert massif répond un contre-transfert intense, dont les effets ont été décrits autour des questions de partage du trauma ou de contagion traumatique.

Faisant partie du dispositif thérapeutique, les interprètes doivent donc faire face à ces manifestations. L’intensité émotionnelle de ce qui est déposé par le patient dans l’espace thérapeutique peut affecter l’interprète. Nous le constatons parfois avec des réactions émotionnelles fortes de leur part, comme une interprète qui pleure à l’écoute du récit d’un patient. Cela peut se manifester à l’inverse par des réactions de banalisation ou de rejet du patient.

Le rire peut être également une manifestation de la décharge émotionnelle et de la mise à distance nécessaire à l’interprète dans le cadre de ce travail. Une situation avec une interprète russophone et une patiente géorgienne vient illustrer ce point. Lors d’un entretien, cette patiente faisait longuement état d’un sentiment de persécution dirigé vers la personne qui partage sa chambre au foyer où elle est hébergée. Après nous avoir décrit les désagréments et les actes d’agression dont elle disait être victime, à la fin de l’entretien, elle montre ses lunettes cassées et tordues dans tous les sens pour nous prouver la véracité de ces dires. A ce moment-là, l’interprète habituellement impassible aux dires et aux manifestations des patients est prise d’un fou rire irrépressible. Du fait de la relation de confiance existant avec cette interprète, la patiente malgré un trait de personnalité paranoïaque marquée commence elle aussi à rire, et semble à ce moment-là se distancier de son discours et de son vécu de la situation.

Nous observons que les interprètes investissent particulièrement certains patients et tentent de les aider, notamment en portant leur parole auprès des différents intervenants dans l’institution, alors que d’autres engendrent des réactions contre-transférentielles négatives d’agacement ou d’exaspération. Dans tous les cas, l’intensité des entretiens a pour effet de mobiliser les mécanismes de défense psychiques du thérapeute, mais également de l’interprète. L’interprète ne pouvant recourir à la théorie pour se protéger de la violence du matériel clinique, se trouve souvent dans une position d’empathie voir d’identification au patient.  Il risque à certains moments de s’exposer à des phénomènes de contagion traumatique observables à travers un sentiment de peur, des images persistantes de scènes de violence etc.

Cette mobilisation forte du registre émotionnel, induit souvent chez l’interprète une mise à distance des affects afin de se protéger psychiquement de ce que le patient lui adresse dans un premier temps, dans la langue à laquelle le thérapeute n’a pas accès. Il est important de pouvoir prendre un peu de temps pour échanger avec l’interprète suite à certains entretiens, afin de partager ce qui a été vécu durant ce moment.

Apprendre du travail thérapeutique avec un interprète professionnel

« Oui, je vois un médecin qui me donne des médicaments, je le vois presque tous les mois. Je m’assois, il me parle en français et je ne comprends pas. Je lui parle en Bengali, et un peu en anglais. Il ne comprend pas. Il me donne une nouvelle ordonnance. Je m’en vais et…».

L’interprète avec qui je conduis des psychothérapies en langue Bengali, Hindi, et Ourdou ne peut finir de traduire cette séquence tant il rit. Il pleure de rire. Son fou rire se transmet irrépressiblement au patient, puis à moi. La consultation touche à sa fin, et nous nous disons tous trois au revoir en riant.

Dans cette situation, le rire de l’interprète fait écho à l’absurdité de la situation, en l’occurrence, l’impossibilité de se comprendre entre un médecin et son patient. Mais ce qui est drôle, ce qui fait rire dans cette anecdote, c’est aussi que le médecin comme le patient acceptent passivement cet état de fait sans le remettre en question, alors même que nous recevons ce dernier au Comede grâce à un interprète professionnel.

L’éclat de rire de l’interprète est dans ce cas une forme d’interprétation, ou une invitation à interpréter. Ce patient est en effet généralement dans l’attente passive que quelque chose vienne de l’autre, ce qui le met, dans sa vie amoureuse notamment, dans des situations d’échec répétés. Il attend que son compagnon l’appelle, lui propose de sortir, lui témoigne des signes d’intérêt. La situation transférentielle avec le médecin réactualise, dans l’acceptation du malentendu, cette  position passive. C’est le rire de l’interprète qui m’a permis de proposer, plus tard, cette interprétation au patient en la reliant avec un abus sexuel qu’il avait subi dans l’enfance. Le rire de l’interprète a produit un écart, qui n’est pas celui de la perte de sens dans la traduction ou dans le dispositif à trois; cet éclat-écart dans la consultation fait apparaître que la scène anodine de la « consultation absurde » chez le médecin condense de multiples autres situations, jusqu’à la scène d’abus infantile.

Certains psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes, ne souhaitent pas travailler avec des interprètes. Ils invoquent la neutralisation ou la diffraction du transfert due à la présence d’un tiers. Ils posent aussi une question judicieuse : comment interpréter lorsqu’on ne maitrise pas la langue de l’autre?

Le 3 mars 1909, un débat agite la société psychanalytique de Vienne : « Est-il possible d’analyser un névrosé parlant une langue que le médecin ne connaît pas ou connaît mal ? ». Le débat ne fut pas tranché lors de cette séance. Freud y mit fin en décalant le problème: le choix des mots, comme celui de la langue, doit être analysé en terme de résistance1.

Près de 50 ans plus tard, Daniel Lagache, dans Sur le Polyglottisme dans l’analyse (Lagache, 1956) étudie l’intérêt du passage d’une langue à l’autre dans les psychanalyses de patients bilingues ou trilingues. Il y étudie les multiples stratégies psychiques autour des langues, langue d’éducation, langue maternelle, langue d’élection. C’est parfois hors de la langue maternelle que peut s’élaborer le conflit psychique, loin des signifiants trop investis d’affects. A l’inverse, l’utilisation de la langue d’élection ou d’éducation peut être mis au service de la résistance, et laisser dans l’ombre les traces de l’infantile contenues dans la langue de l’enfance.

Aujourd’hui, le dispositif avec interprète permet de faire cohabiter deux langues, qui sont généralement la langue maternelle du patient et la langue du pays d’exercice du thérapeute. Le patient s’exprime dans sa langue mais il sera entendu dans la langue du thérapeute, et vice-versa. Le signe et le sens sont légèrement déconnectés pour deux des interlocuteurs. En effet, pour le patient, comme pour le thérapeute, le moment où l’autre s’exprime constitue un moment de flottement du sens, où l’on entend ses paroles – une sorte de bain de paroles  –  en ne les comprenant pas où en les comprenant très peu. Seul l’interprète a immédiatement accès à un sens, qu’il est chargé de transmettre de l’un à l’autre. Cette double proximité de l’interprète avec le patient et avec le thérapeute autorise l’interprète à rire, et par ce rire à ouvrir la voie à une interprétation. Ce rôle d’intermédiaire ou de passeur vient de plus contrebalancer la dissymétrie entre soignant et soigné, particulièrement prégnante pour les patients étrangers précaires, puisque c’est un tiers, l’interprète, qui détient le pouvoir de produire et de passer du sens.

Il est vrai que ce dispositif à trois peut être déroutant. Cependant, cette déroute est pour ceux qui font l’expérience de ces thérapies multilingues avec l’aide d’un interprète l’occasion de repenser leur pratique clinique.

Les mots échangés entre thérapeute, interprète et patients sont investis d’une valeur particulière. Jean-Claude Métraux parle, dans La migration comme métaphore (Métraux, 2013) de paroles précieuses, à l’instar des objets précieux décrits par Maurice Godelier. En faisant appel à un interprète professionnel, nous indiquons que les mots venus d’ailleurs, témoignant de l’intime, ont assez de valeur pour que nous dérangions notre cadre habituel de travail pour les accueillir et les comprendre. Le dispositif avec interprète donne de la valeur aux paroles du patient comme à celles du thérapeute et de l’interprète – sans qui rien ne serait possible. Mais, au-delà  de la compréhension mutuelle entre patient et thérapeute, il s’agit, par le recours à un interprète professionnel, de donner de la valeur à l’échange de paroles en lui-même. Les paroles du patient, comme celles du thérapeute sont assez importantes pour que l’on paye quelqu’un pour les transmettre le plus fidèlement possible.

Certes, travailler avec un interprète, concrètement, signifie pour le psychothérapeute penser à ce qu’il dit, mais aussi à la manière dont il le dit : des phrases courtes, une élocution qui permettra à l’autre de traduire. Malgré les efforts du thérapeute pour que ses paroles puissent être traduites, et en dépit du professionnalisme de l’interprète, il y a toujours de la perte, des contresens et des malentendus du fait de la traduction. Cependant, ces ratés eux-mêmes peuvent faire l’objet de paroles de reconnaissance et d’interprétation, comme autant d’actes manqués « réussis » – le rire en est un exemple. Ces « ratés » et malentendus pèsent peu au regard du bénéfice que constitue pour les patients  l’importance accordée à leur parole, au fait même qu’ils puissent désirer parler, se raconter, exprimer des sentiments. Cette efficacité per se du dispositif avec interprète nous rappelle à quel point sont cruciaux, pour des personnes dont les fondements narcissiques ont été attaqués,  l’échange de paroles et la rencontre de l’autre.

Prendre, dans un bain de mots inconnus, le temps de la rêverie en consultation; donner aux patients migrants en situation précaire une place dans l’échange de paroles, qui n’est pas une position de domination, mais une position excentrée qu’ils partagent avec leur thérapeute; traiter la parole comme un objet précieux; interpréter l’utilisation des langues dans l’économie psychique du patient : autant d’enseignements de la clinique psychanalytique avec des interprètes dont la portée dépasse le simple cadre de consultations spécialisées dans des centres spécialisés.


Notes de bas de page

1 Cité par Nazir Hamad, in La langue et la frontière, Denoël, 2004.

Bibliographie

Bion A. – Aux sources de l’expérience, PUF – 1979

Comede – L’interprétariat, pour en finir avec les malentendus, revue Maux d’exil n° 24 – 2008/9 – disponible en ligne : http://www.comede.org/IMG/pdf/mde24.pdf

Comede – Soins et accompagnement, migrants/ étrangers en situation précaire, guide édition 2013, disponible en ligne : http://www.comede.org/Guide-Comede-2013

Devereux G. – De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Flammarion – 1980

Hamad, N. – La langue et la frontière, Denoël – 2004

Kenneth E. & al. – “The role of interpreters in psychotherapy with refugees : an exploratory
study”, American journal of orthopsychiatry, Vol. 75, No. 1, 27-39 – 2005

Lachal C. – Le partage du traumatisme, contre-transfert avec les patients traumatisés, La pensée sauvage – 2006

Lagache, D. – « Sur le polyglottisme dans l’analyse », in Revue française de psychanalyse, vol.1 – 1956 – p.167-178.

Metraux, J.-C. – La migration comme métaphore, La dispute, 2013 (2e édition).

Pestre E. – La vie psychique des réfugiés, Payot – 2009

Piret B. – « La psychothérapie à trois est-elle possible ? », Parole sans frontières [En ligne], http://www.parole-sansfrontiere.org/spip.php?article23 – 1991

Winnicott D. W. – « Jouer. L’activité créative et la quête du soi » dans Jeu et réalité, Gallimard – 1975.

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